La signification du titre est peut-être un tout petit peu moins claire qu’elle ne l’était à l’époque. La « sociale », c’est la Révolution sociale.

La Sociale est un grand (pour le format) frère du soir du Père Duchêne. Il sort de la même imprimerie de la rue du Croissant, mais à deux heures (du soir). Les rédacteurs sont Vermersch, Vuillaume et Humbert — même s’ils ne signent pas leurs articles, le style Vermersch est souvent reconnaissable — mais aussi, et qui souvent signent, André Léo et Camille Barrère. Il est paru du 31 mars/10 germinal (il est daté dans les deux calendriers) au 17 mai, et plus exactement du 30 mars au 16 mai — comme un bon journal du soir, il est daté du lendemain. Il coûte un sou (cinq centimes). Il y a un feuilleton en bas de première page (rez-de-chaussée)  « Les Pauvres bougres », de Jacques Cousin, à partir du 30 avril.

Il n’est pas facile de lire La Sociale. Je n’en ai trouvé les numéros sur aucun site. J’ai hésité à m’inquiéter qu’il n’y ait pas (à ce jour) de page wikipedia qui soit consacrée à ce journal. J’ai même eu la mauvaise pensée que c’était bien parce que l’auteur de la page wikipedia sur la Commune de Paris croyait (ce jour) que La Sociale était le journal de « la féministe André Léo » qu’il n’y avait pas de page sur ce journal.

Alors je suis allée le lire à la Bibliothèque nationale de France, au fond d’un lecteur de microfilms. Pour l’ambiance, je peux vous dire que, pendant que je le lisais, une manifestation des vacataires de la BnF passait dans les salles de lecture de la bibliothèque de recherche au « rez-de-jardin » — un peu de bruit et de social dans cette ambiance feutrée, c’était assez adapté.

Le microfilm est d’une qualité déplorable. On devine souvent plus qu’on lit. Je pourrais en demander et acheter une reproduction, mais elle serait probablement encore pire que celle que j’ai obtenue du JO du soir, qui est déjà un peu dure à lire.

Il faudra vous contenter de quelques (partiales) remarques notées au fur et à mesure de ma lecture.

Le premier vrai éditorial. Il paraît dans le numéro 2 du journal, et il est franchement social — c’est bien le moins dans un journal nommé La Sociale. Le titre en est: « La liquidation de la propriété ». L’événement du moment, c’est le décret de la Commune sur les loyers (annulant les termes). En voici la fin:

Citoyens membres de la Commune

Dès que vous en aurez le loisir

Décrétez la révision des codes et leur réforme d’après les doctrines de la Déclaration des Droits de l’Homme!

Rien ne sera plus simple!

Il n’y a qu’une loi à édicter pour que la réorganisation de la propriété soit prompte et facile.

Et cette loi commencera par cet article:

« L’hérédité est abolie ».

La famille et la propriété, c’est la même chose…

Ce que j’appelle le style Vermersch. Celui de cet éditorial, certainement. Mais aussi des opinions ou démarches moins brillantes. Dans le numéro du 8 avril, il est certainement l’auteur de « Les Déserteurs » qui affirme que ceux qui démissionnent de la Commune (il s’agit des démissions consécutives au décret des otages) le font parce qu’ils ont peur.

Un autre exemple: dans le numéro daté du 22 avril, un court article intitulé « C’est bien », qui approuve les suppressions de journaux:

Au début de leurs impostures, nous demandions que ces feuilles soient averties […] mais aujourd’hui que ces conseils et avertissements préalables n’ont pas suffi, nous sommes heureux d’enregistrer le décret qui les supprime.

Le numéro du 23 publie une correspondance d’André Léo:

22 avril

Citoyens rédacteurs,

Vous trouvez que c’est bien. Je trouve que c’est mal. On peut différer d’avis sur les moyens, tout en désirant avec ardeur le succès de la Révolution, et par conséquent celui de la Commune.

Vous le voyez je fais allusion à votre article d’hier sur la suppression des journaux. Mon nom ayant paru dans la Sociale, et devant y paraître encore, je tiens à dégager sur ce point ma responsabilité, par respect pour les principes qui constituent la force et toute la raison d’être de la démocratie. A mon avis les abdiquer c’est abdiquer sa mission. Si nous agissons comme nos adversaires, comment le monde choisira-t-il entre eux et nous? Dans ce trouble de la conscience il ne peut y avoir succès pour la cause. Qu’on attaque en justice le mensonge et la calomnie; mais que la liberté de pensée soit inviolable.

André Léo

Encore un autre: dans le numéro du 24 avril, « Encore les amis de l’ordre ». Extraits:

Comment se fait-il que le sieur Bonne, qui depuis le 18 mars ne cesse de conspirer contre la République, n’ait pas encore été mis en état d’arrestation? […] Avis au citoyen Raoul Rigault.

Nous avons déjà croisé le sieur Bonne (le tailleur qui voulait prendre des mesures). Raoul Rigault, élu à la Commune par le septième arrondissement, était à la tête de la Commission de Sûreté générale (la préfecture de police) encore pour quelques jours, avant d’être nommé procureur de la Commune. Bref, c’est une dénonciation.

Pluralité. Comme ces exemples le montrent, la rédaction de La Sociale est vraiment plurielle. Mais favorable à la Commune.

André Léo. On vient de voir aussi un exemple du style d’André Léo. André Léo est le pseudonyme (nom de plume) de l’écrivaine Léodile Béra. Elle avait 46 ans et déjà une belle œuvre littéraire derrière elle. Elle a publié d’assez nombreux articles dans ce journal, la plupart signés (mais, je crois, pas tous). J’en ai déjà cité un, à propos du séjour des Kowalevski à Paris. J’en reproduirai certains autres dans d’autres textes, notablement son appel aux travailleurs des campagnes. Pour celui-ci, je retiens un extrait de son article du 28 avril:

En parcourant la liste de nos morts et de nos blessés, une émotion vive, profonde, saisit le cœur… C’est surtout le manœuvre qui se bat. Le soldat de la Révolution actuelle, c’est le Peuple.

Des articles très clairvoyants. Comme celui sur « Les Généraux de la Commune » dans le numéro daté du 6 avril, alors qu’on se demande encore si les nouvelles de la mort de Flourens et de Duval sont vraies.

Ils sont braves: personne n’en doute.

Ils sont plus que courageux; ils sont téméraires.

Et voilà pourquoi nous n’avons obtenu encore aucun résultat décisif.

La témérité fait les héros derrière une barricade; elle perd les armées quand on agit en rase campagne, exposé au feu, criblé d’obus et de mitraille, ayant devant soi les batteries ennemies et derrière soi la plaine immense, et la panique qui s’empare si facilement des masses non habituées au champ de bataille…

Que chacun remplisse son rôle: aux soldats l’héroïsme, aux généraux l’habileté et le sang-froid.

Comme on aimerait que celui-là soit signé!

Paris vu de dos. Parmi les rubriques régulières de La Sociale dès le numéro daté 22 avril, joli titre… les mensonges de la presse versaillaise.

Variétés. Cette rubrique contient des articles (anciens) de Proudhon, des extraits du livre Paris livré de Gustave Flourens, en plusieurs fois l’article de Vuillaume sur l’échange Blanqui-contre-Darboy écrit pour le JO, et même un texte de Victor Hugo, « Fonction de Paris » (extrait du Paris-Guide, guide pour l’exposition universelle de 1867, dont Hugo avait écrit l’introduction).

À la mi-mai, le journal soutient Rossel. C’est sans doute la raison qui fait qu’il s’arrête dès le 17 mai…

 

Merci encore une fois à Jean-Pierre Bonnet pour son aide.