Le premier numéro de ce quotidien du soir paraît le 16 mai — et commence par un éditorial sur la situation (dont j’ai déjà cité une phrase dans un article précédent et) que je reproduis entièrement ci-dessous.

Le rédacteur en chef est notre ami Lissagaray. Le « co-gérant » est Edmond Lepelletier, qui a d’autres titres de gloire: en plus d’être un ami de Lissagaray, il était un ami proche de Verlaine et il fut son premier biographe; il fut aussi l’auteur, plus tard, d’une excellente histoire de la Commune, qu’il ne put pas terminer parce qu’il mourut avant. Sauf par Lissagaray, les articles ne sont pas signés mais, d’après le dictionnaire Maitron, Henri Maret écrivait aussi pour ce journal. Un feuilletoniste signe « Marius » (j’y reviendrai).

Le journal coûte deux sous — comme Le Cri du peuple, mais il est plus virulent! Il s’arrête bien sûr pendant la Semaine sanglante, avec son huitième numéro, daté du 24 mai.

Outre ses éditoriaux appelant au combat, il publie des nouvelles et un article adressé « Au délégué à la Guerre », dans lequel il pose de bonnes questions:

Vérifie-t-on les munitions?

Et, pour occuper tous les braves citoyens,

N’avons-nous pas d’immenses travaux de terrassement à exécuter?

Où en est la construction des barricades intérieures?

Ou encore, et celle-là dut plaire à nos amis du Prolétaire:

Pourquoi les officiers d’état major, ces brillants personnages à retroussis rouges, ont-ils des chevaux?

Le numéro 2, daté du 18 mai et donc paru le lendemain de la mise à bas de la colonne Vendôme, contient, au « rez-de-chaussée » (à la place du feuilleton, en bas de la une), la « Nouvelle Ode à la colonne », dont j’ai déjà cité deux des riches rimes dans un précédent article.

Les huit numéros, encore une fois dans une numérisation de la BnF à partir d’un microfilm, se trouvent ici.

Je reproduis deux éditoriaux de Lissagaray pour Le Tribun du peuple. Le premier est celui du numéro 1, daté du 17 mai.

PARLER HAUT

Vingt et un membres de la Commune publient un manifeste qui est presque une démission;

Le Comité central s’installe à la Commission militaire;

Vanves est évacué, une attaque est imminente.

Où en sommes-nous? Où allons-nous? Sommes-nous prêts?

Pendant le siège, il semblait qu’on vînt à Paris dans une chambre de malade. Nul n’osait souffler mot.

Même jeu en province. Attaquer la Défense nationale ! Mais c’était l’arche sainte. Il n’y eut pas assez d’injures contre les Ligues républicaines qui réclamaient des actes et non des proclamations.

Rien de plus naturel. La bourgeoisie, comme l’autruche, cachait la tête sous son aile. Elle attendait qu’on la sauvât.

Mais depuis le 18 mars,

Nous en avons fini, je suppose, avec ces façons de mystère qui puent la trahison.

Cette révolution, le peuple l’a faite, et lui seul. Il sait bien que lui seul sera son sauveur. Qu’on lui dise tout, il y a droit. Comme il voit le feu, il veut voir en face la vérité.

C’est sa voix que nous essayons d’élever aujourd’hui dans la Cité pendant qu’elle tonne au dehors par la gueule des canons.

Les vingt et un reprochent à la Commune d’avoir abdiqué entre les mains du Comité. Qu’importe au peuple si cette concentration accroît sa force, grandit sa résistance. Dictateurs, soit.

Mais, comme son formidable ancêtre de 93, le Comité de Salut public tient-il en mains tous les ressorts et toutes les ressources de la cité?

Connaît-il l’effectif réel des bataillons, la valeur et le caractère des chefs, avec l’indication quotidienne des mutations et des services.

Connaît-il exactement le nombre, le calibre et l’emploi de nos pièces? A-t-il un état quotidien des attelages, caissons et munitions?

Connaît-il la composition des états majors? Sait-il qu’il y a dans Paris assez de chassepots pour armer tous les bataillons de marche?

Surveille-t-il la fabrication en nombre suffisant des projectiles, des cartouches, des vêtements, des chaussures? A-t-il un rapport journalier sur la production et l’état des magasins?

A-t-il un état journalier des subsistances? Le service de la manutention est-il organisé de manière à fournir au maximum des demandes?

Où en est la construction des barricades? A-t-il un rapport journalier sur l’état des travaux?

A-til des réserves casernées de manière à pouvoir se porter en une demi-heure, à la première alerte, sur quelque point que ce soit de l’enceinte?

Est-il en communication télégraphique avec tous les postes?

Y a-t-il à la guerre une concentration de pouvoir une division d’attributions suffisantes pour que tout ordre soit obéi, pour que chacun sache à qui s’adresser?

Le Comité, la Guerre, peuvent-il répondre sur tous ces points à une seule de ces questions? Nous ne le croyons pas.

Comment donc se soutient la défense? Par un miracle tous les jours renouvelé. Toute la défense de Paris repose sur le peuple et sur le peuple seul.

Je lis bien dans l’Officiel, sur les murs, des ordres, des ordres, et des ordres encore, et chaque jour, matin et soir.

Mais la méthode est absente. Mais le chef d’état major, les bureaux, l’administration, capables de faire exécuter ces ordres, ils n’existent pas, ou ils n’existent que par lambeaux.

Citoyens dictateurs, que le plus digne soit le plus fort — c’est juste — mais soyez sans pitié pour les brouillons, les incapables et les impuissants.

L’heure n’est pas venue de vous demander des comptes politiques. Par la fatalité des événements, malgré les fautes de la Commune, malgré les vôtres, Paris est devenu le boulevard de la République. S’il succombe, le flot limoneux de la réaction couvrira toute la France.

La question est donc militaire, rien que militaire. — Mais sur ce terrain, notre contrôle, nos plaintes, nos revendications seront quotidiennes, incessantes. — Le Comité de Salut public de 93 élevait l’incapacité ou l’incurie dans le commandement à la hauteur de la trahison, de toutes les traditions de cette dictature, c’est la seule aujourd’hui que nous voulons. Dictateurs, méditez-la.

LISSAGARAY

Il ne fut pas vraiment entendu.

Le deuxième éditorial que je reproduis intégralement est celui du 20 mai. Il faut bien que la forte composante anticléricale de la Commune apparaisse sur ce site!

COUVENTS DE FEMMES

Les Iscariotes de la République se lamentent sur les perquisitions opérées dans les couvents.

On trouble les consciences, disent-ils.

Taisez-vous, traîtres, on ne trouble que les débauches.

Qui connaît à fond les mystères des couvents et qui les connaîtra jamais, malgré les perquisitions actuelles? Personne.

93 avait passé son râteau là-dessus. Tout a repoussé. D’abord, sous le 1er empire; l’épanouissement eut lieu sous la Congrégation; la floraison fut complète en 1830.

On mit une sourdine sous la monarchie bourgeoise par peur de la presse. Cette végétation parut s’étioler à la surface. En réalité elle refluait avec une vigueur et une sève nouvelle, dans le sous-sol.

1851 relève la bonne cause. Plus d’hésitation, plus de scrupules. On vit en un jour monter à la surface, drus et vigoureux, comme des milliers de champignons nourris dans l’obscurité, toutes ces obscénités souterraines [sic].

En tête, le Carmel, avec ses religieuses vêtues de noir, murées pour la vie, invisibles à la loi, à leur famille.

Quand on entre dans une chapelle de carmélites, chapelle toujours obscure, à l’heure des offices, on entend sortir de derrière une grille noire, recouverte d’un long voile noir, des chants monotones, lents et d’une intonation qui glace; on dirait le dernier hoquet d’une agonie.

À Toulouse, les Ursulines portent en guise de chemise un fourreau de bure qu’elles ne quittent jamais. De telles vapeurs s’en dégagent qu’au bout de peu de temps les yeux de ces malheureuses sont perdus.

En revanche, les Dames Réparatrices portent une longue robe de cachemire bleu traînante recouverte d’une jupe en mousseline blanche. Leurs mains sont fines, leurs pieds coquettement emprisonnés. Il faut une grosse dot pour entrer là dedans. Chaque sœur a sa cellule et sa bonne.

Leur chapelle est riante, traversée de tous côtés par le soleil. Une jolie grille dorée, aux barreaux espacés, sépare à peine d’un demi-mètre le dernier rang des sœurs du public. Les sœurs s’agenouillent sur un épais Aubusson.

Les cantiques sont gais, chantés par des voix claires et tendres. Quand elles gagnent leur place, et font alors face au public, les religieuses rabattent nécessairement leurs voiles. Aussitôt à leurs stalles elles le relèvent par un geste élégant qui découvre leurs bras blancs et leurs mains potelées.

Les Petites sœurs des pauvres sont arrivées à Toulouse, il y a quinze ans, dans une misérable charrette traînée par une bourrique. Leur établissement actuel, qui domine la ville, vaut dix-huit cent mille francs.

Que se passe-t-il dans ces intérieurs de communautés dont l’entrée est officiellement interdite aux prêtres eux-mêmes? Leur constitution est uniforme: c’est une débauche tempérée d’hypocrisie.

Qui nie? Qui ose nier? Est-ce toi, riche bourgeois, qui envoie ta fille au Sacré-cœur ou à Picpus, en pension chez les bonnes sœurs? Est-ce vous, mère, qui en êtes sortie?

Balzac disait qu’une jeune fille pouvait bien sortir de ces pensions vierge, chaste non. Eh bien, on peut affirmer hautement, sur l’honneur, que, à Paris, par exemple, le couvent des Oiseaux est un véritable pensionnat de débauche.

Depuis vingt ans, un grand nombre de jeunes filles y ont été initiées, par les sœurs elles-mêmes, à toutes sortes de pratiques. Lire la Religieuse non expurgée de Diderot; Nous n’en sommes plus là, nous sommes au-delà.

Ah! honnêtes gens! vous parlez de vos consciences!

Eh bien, nous, au nom de la conscience publique, nous prions, nous sommons la Commune de continuer d’activer ces recherches. Elle peut aller fouiller ces maisons partout, dans le tas, à l’aveugle.

Et il ne fallait rien moins que la forte main du peuple pour balayer ces vacheries.

LISSAGARAY

Livres cités

Lepelletier (Edmond), Paul Verlaine, sa vie, son œuvre, Mercure de France (1907), — Histoire de la Commune (en trois tomes), Paris, Mercure de France (1911).