Ce pourrait être un article sur le grand et beau livre Correspondance de Jules Vallès.

Sauf qu’il n’existe pas de tel livre. Il y a des lettres publiées, oui, bien sûr, et voici où:

  • lettres de Jules Vallès à Arthur Arnould, sous le titre Le Proscrit, dans les Œuvres de Vallès publiées par Lucien Scheler en 1950,
  • lettres de Jules Vallès à Hector Malot, publiées par Marie-Claire Bancquart dans les Œuvres Complètes de Vallès publiées par Lucien Scheler en 1968,
  • lettres à Arthur Arnould, à Hector Malot et à divers destinataires, publiées dans le tome 4 des Œuvres Complètes de Vallès publiées par Marie-Claire Bancquart et Lucien Scheler en 1970,

et je crois que c’est tout. Là aussi, je peux me tromper. Là aussi, si je me trompe, écrivez-moi pour me le dire, c’est facile de corriger!

Mais ne m’écrivez pas pour me dire que j’ai oublié les Œuvres Complètes de Vallès dans la Pléiade. D’abord parce qu’il n’y a pas d’Œuvres complètes de Vallès dans la Pléiade, il y a des Œuvres. Ensuite parce qu’il n’y a pas de correspondance dans ces Œuvres. Même les articles n’y sont pas tous…

La correspondance avec Arthur Arnould est passionnante. Le Proscrit était une belle idée de Lucien Scheler. Il semble que Vallès avait pensé à une « tétralogie », L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé, Le Proscrit. Il a à peine pu terminer L’Insurgé (grâce à l’aide de Séverine) avant de mourir. Scheler a utilisé le titre pour les lettres à Arthur Arnould, qui datent, pour la plupart, du temps de la proscription: du 3 juin 1872 au retour à Paris en juillet 1880. Où Vallès écrit (je commence par la fin):

Mon cher ami,

On était tout gauchi par le voyage, l’arrivée, la peur de Paris quand on s’est revu. Il faut se redresser, maintenant qu’on a repris son assiette, ou à peu près. Je ne voudrais pas que tu prisses mesure de notre camaraderie sur l’attitude que je pouvais avoir, en montant ou descendant tes escaliers, avec la fatigue de l’exil et du retour, semblable à celle de l’homme qui descend de cheval ou débarque d’un train après une séance de neuf ans!

Vallès et Arnould étaient des amis proches depuis leur jeunesse. On trouve Arnould, sous le nom de Renoul, dans Le Bachelier. Ils ont tous deux été élus à la Commune le 26 mars (Arnould était élu par deux arrondissements, il choisit le quatrième). La lettre du 3 juin 1872 commence par un épisode de cette époque:

Mon cher ami,

Te rappelles-tu le matin où, à l’Hôtel de Ville, je faisais le signe du cou coupé, devant toi et Gambon? Je sentais que la mort planait sur nous: je ne sais si elle t’a effleuré aux jours du combat; moi, je l’ai sentie me fixer deux ou trois fois, à la distance d’une longueur de fusil: je me suis échappé, le 28, de Belleville en sang, tout noir de poudre et couvert de rouge; j’ai traversé tout le faubourg plein de bataillons et de pelotons d’exécution, déguisé en médecin, debout sur une voiture; j’ai été reconnu à l’hôpital, — et je suis vivant! Conte-moi un peu ton histoire […]

Oui, ils sont tous deux vivants, ils ont tous deux réussi à quitter la France, Vallès arrivant à Londres à la fin de 1871 et Arnould réfugié, lui, à Genève. Le cou coupé, il reviendra, dans L’Insurgé, dans un dialogue, peut-être avec Arnould, après l’élection:

Te voilà content, j’espère!

— Oui, content que le peuple ait pensé à moi. Mais cette nomination-là, tu m’entends bien, c’est notre condamnation à mort!

— Sérieusement, tu crois qu’on y laissera sa peau?

— Guillotinés ou fusillés, au choix! Si nous sommes fusillés, nous aurons de la veine.

— Brr!… Ça fait tout de même froid dans le dos, l’idée d’avoir le cou coupé!

La lecture de cette correspondance (enfin, des lettres de Vallès, nous n’avons pas les lettres d’Arnould) est vraiment très instructive, sur les conditions de vie des proscrits. Oui, on y parle beaucoup d’argent. Comme toujours, Vallès est pauvre, plus pauvre que jamais dans le brouillard merde d’oie (c’est une citation) — vivre de sa plume en français à Paris n’était pas chose aisée, alors à Londres! Mais ce parler d’argent est très instructif: tous les plans, faire accepter des articles ici ou là (même à Saint-Petersbourg, ici le nom de Kowalevski pourrait réapparaître), publier tel ou tel feuilleton, tous les projets, « il nous faudrait un journal à nous », tous les essais, toutes les déceptions, « plus de journal russe », tous les ratages…

Mais pas seulement.

Oui, nous sommes en train de lire des lettres qui ne nous sont pas adressées. Et celles-ci sont vraiment adressées à un ami intime. Vallès, spécialiste de l’ellipse, capable de raconter toute une histoire d’amour en quatre mots et trois points de suspension,

nos cœurs se joignirent…

le voilà qui confie des douleurs vraiment intimes à son ami. De tout mon cœur, mes excuses au citoyen Vallès de les répéter ici (j’ai hésité, je vous assure, mais ces lettres sont publiées). Le 5 janvier 1876:

Mon cher ami, je viens d’être frappé au cœur, et mon cœur en restera meurtri pour le reste de ma vie: j’ai perdu une petite fille que j’adorais, née d’une liaison commencée il y a deux ans, et qui, à dix mois, âge de sa mort, m’appelait déjà son père; elle savait joindre ses petites lèvres pour balbutier les deux syllabes. Je croyais que je n’aimais pas les enfants — ah! si tu savais ce que j’ai souffert — souffert à ne pouvoir m’empêcher de pleurer, et si ma lettre est salie par endroits, ce sont des larmes qui ont fait la tache. Je n’ai pas eu d’enfance, tu le sais, je n’ai pas eu de famille, et j’aimais mon enfant comme j’aurais voulu être aimé étant jeune, je voulais la rendre aussi heureuse qu’on m’avait rendu malheureux: elle était toujours dans mes bras et ses doigts fourrageaient ma barbe grise. Elle est morte — tout d’un coup — le 2 Décembre. À vingt-quatre ans de distance, cette date horrible venait me rejeter dans le désespoir.

Elle s’appelait Jeanne-Marie.

Revenons à des sujets plus « publics ». En 1876 paraît la première édition du livre de Lissagaray et en 1878 celui d’Arthur Arnould. Je crois avoir dit tout le bien que je pense du premier, je l’ai moins dit du second mais j’aime aussi beaucoup ce livre, et surtout son côté chaleureux. Vallès n’aime pas Lissagaray:

[…] je réponds à ta question sur son Histoire. Elle sentira son provincial: l’homme qui a passé les plus belles années de sa vie de combat à Auch, dans le Gersse! Ce garçon a du courage, du nerf, du trait, et il est provincial. Il croit au provincialisme parlementaire opposant; hardi, par exemple! Nos pères, ces géants! C’est un homme de roman, un peu. Il se figure que tel individu aurait mené l’Extrême-gauche et la Commune. Il confond la députasserie et le socialisme. Ah! Si on l’avait nommé général! Tu vois! Les souvenirs de Hoche, Marceau, Bonaparte républicain. Il était au camp de je ne sais où, habillé en romantique. Le plus horrible, c’est qu’il est DE BONNE FOI!!! Il est persuadé que tous nous avons été des mazettes et que nous pouvions être des vainqueurs. Il le pense fort sincèrement: bourgeoisie, bourgeoisie! […] Galériens de leur éducation, routiniers de l’héroïsme, jacobins à rebours et à revers, qui prennent la foule pour un groupe, le torrent pour un verre d’eau et qui veulent remuer ça avec des phrases, des proclamations, se l’attacher avec de la colle d’affiches, et diriger le tout avec des allures de Montagnard. C’est avec un dédain sincère, parfait, qu’ils haussent les épaules devant ceux qui ne triomphent pas. Si moi, Lissagaray, j’avais été à la place de Vallès! Un nom, un journal! Eh! Malheureux, Blanqui, Napoléon 1er, Machiavel n’auraient pas pesé dans cette balance!

Tu me demandais ce que serait son livre. Devine-le!

Écrit-il le 15 septembre 1876. Le 10 mai 1878, il vient de recevoir le livre de son ami:

Merci de deux allusions faites à Jules Vallès. Elles m’honorent.  Tu en as fait une troisième, jadis, dans la Liberté qui a l’avantage de n’être pas seulement un éloge, qui est la constatation d’un fait moral que tu sus surprendre dans mon geste ou ma voix, à la minute suprême où, président de la séance, interrompue par l’annonce de l’entrée Versaillaise [il s’agit de la séance de la Commune du 21 mai, qui jugeait Cluseret], je crus devoir passer outre et dire: « Citoyens, continuons à rendre la justice. » J’avais eu le frémissement de la mort en entendant la nouvelle. Je ne sais si j’étais devenu pâle, mais il ne restait plus de sang que dans mon cœur — moins, je crois, parce que ce sang allait couler par terre que parce que tout un monde s’écroulait devant moi. C’était le néant, le néant!… La fosse commune pour la grande idée! Je n’aurai jamais plus pareille minute dans ma vie! J’essayai de la consacrer à la Révolution.

« Citoyens, continuons à rendre la justice. »

Eh bien! Tu compris ma pensée. C’est beaucoup.

D’autres ont dit: « Il fallait se lever, crier, partir à cheval, vider la salle et courir aux avant-postes. »

J’y allai, le soir, mais à ce moment-là, je jugeai que la dernière parole de la Grande agonisante devait être une parole de calme.

Je savais que nous devions mourir. Je savais que rien ne pouvait nous sauver. […]

Je vous renvoie au chapitre XIX de L’Insurgé où la même scène est racontée. Une lettre de Vallès, c’est toujours du Vallès…

Un autre ami, d’une autre espèce, est Hector Malot. Il n’est pas proscrit, lui, il a d’ailleurs été plutôt anti-communard, comme le montrent certains de ses romans. Mais c’est un ami fidèle et droit. Il vit à Paris et, de là, il aide Vallès, il prête de l’argent, il sert d’intermédiaire entre le proscrit et les journaux, les éditeurs français. C’est grâce à lui que Jacques Vingtras, premier titre de L’Enfant, paraîtra en feuilleton dans Le Siècle, du 25 juin au 3 août 1878. La correspondance entre les deux écrivains aborde moins de sujets intimes, mais elle montre la confiance que Vallès avait en cet ami-là aussi.

D’autres lettres, d’autres destinataires apparaissent dans le volume 4 des Œuvres complètes. On peut regretter qu’elles soient rangées par destinataires et pas par ordre chronologique.

Voici un extrait d’une de ces lettres. Au début de 1872, peu après, donc, son arrivée à Londres, Vallès écrit au caricaturiste Gill. Il s’agit déjà de publier des articles (pour gagner sa vie). Mais Vallès a un projet de livre:

Mon silence est une valeur et à tout prix je n’en veux pas sortir, que pour faire sensation au nom de la Commune, un jour, avec le récit de ces journées.

Le désir, juste après la Commune, de vouloir écrire ce récit est peut-être à la source de l’écriture du cahier de Theisz qui a fait l’objet ici de plusieurs articles (voir l’introduction en cliquant ici, voir le document lui-même en cliquant là, et suivre les liens).

J’appelle de tous mes vœux la publication moderne d’une vraie Correspondance de Jules Vallès, où toutes les lettres seraient rangées dans l’ordre chronologique, avec des notes et des informations intéressantes.

Il est d’ailleurs tout à fait possible qu’il existe, çà ou là, des lettres inconnues.

Par exemple, j’ai vu (et lu) dans le dossier de Paschal Grousset aux archives de la Préfecture de police, des copies de quatre lettres à Léon David au Radical (en 1877), signées de

Pascal, 38 Berners street, Oxford street,

qui est la (une des) signature(s) de Vallès, dont c’était l’adresse et dont la mère s’appelait Julie Pascal. Les policiers ont lu « Pascal » comme le prénom de Grousset (qui était Paschal). Il est possible que peu d’historiens aient fait attention à ces lettres mal rangées… mais qui se placent aisément parmi les lettres de Vallès à Arnould et à Malot de février à juin 1877, ainsi qu’avec les deux articles de Vallès dans Le Radical (février-mars 1877) qui figurent dans les Œuvres en Pléiade (une autre lettre, que Le Radical avait publiée, figure dans les notes de cette édition).

*

J’ai pris la photographie de la céramique — déjà abimée — de Jérome Gulon le 20 mars 2016 au coin de la rue Saint-Jacques.

Livres cités

Vallès (Jules), Le Proscrit, Lettres à Arthur Arnould, Éditeurs français réunis (1950), — Correspondance avec Hector Malot, préface et notes de Marie-Claire Bancquart, Éditeurs français réunis (1968), —  Œuvres complètes…. Tome 4, édition revue, annotée et préfacée par Lucien Scheler et Marie-Claire Bancquart, Livre-Club Diderot (1970), — Œuvres, volume 2, éd. établie, présentée et annotée par Roger Bellet, Bibliothèque de la Pléiade (1989).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers (1876).

Arnould (Arthur)Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878).

Malot (Hector)Thérèse, Marpon et Flammarion (1874).