19 mars 1871

Ma chère femme

Ne te chagrine pas d’une si longue absence. Je suis à la Préfecture de Police qui fut enlevée par nous à minuit sans coup férir.

J’espère n’être pas longtemps sans te voir (je suis installé provisoirement dans le bureau du Préfet de Police).

E. Duval

C’est à Marie Huot, sa femme, qu’Émile Duval s’adresse ainsi. Le matin du 18 mars, il a appris l’échec de la tentative de Thiers de s’emparer des canons de Montmartre. Dès neuf heures, « son » arrondissement, le treizième, préparé depuis plusieurs semaines, est vigoureusement défendu. Émile Duval a fait braquer les canons de la garde nationale de l’arrondissement sur les avenues menant à la place d’Italie, il a fait occuper les points stratégiques (comme la gare « d’Orléans » — notre gare d’Austerlitz), fait arrêter les commissaires de police ainsi que le général Chanzy et le député Turquet: on s’attend bien sûr à une intervention de l’armée ici aussi — mais elle ne vient pas.

Il a envoyé le 101e bataillon vers l’Hôtel de Ville. Vers deux heures, avec plusieurs de « ses » bataillons (ceux du treizième), il passe dans le cinquième puis descend le boulevard Saint-Michel. Avec Raoul Rigault, il occupe la préfecture de police.

Et il écrit à sa femme. Qui, certes, est aussi une alliée, comme le montre la lettre suivante.

Paris, le 20 mars 1871

Ma chère femme

Aie la bonté de m’apporter du linge et mon révolver. Je tiendrais assez que tu viennes toi-même.

Le mot qui est adjoint à cette lettre te servira d’entrée.

Ne crains rien.

E. Duval

Retour en arrière. Émile Duval et Marie Huot se sont mariés le 16 août 1862 à la mairie du treizième, tout nouvel arrondissement, né de l’annexion par Paris des villages « intra muros ».

Ici une digression s’impose. Le Paris d’avant 1860 comptait douze arrondissements, de sorte que « se marier à la mairie du treizième » voulait dire… ne pas se marier. La délimitation et la numérotation des arrondissements furent profondément transformées (partage de Belleville en quatre, du Faubourg-Saint-Antoine en deux, par exemple), et le numéro 13, dont les beaux quartiers ne voulaient pas, échut à ce faubourg misérable. Misérable? Travailleurs aux conditions les plus dures, comme tanneurs et mégissiers, chiffonniers… Premier arrondissement pour l’analphabétisme. Fin de la digression.

Émile et Marie sont bel et bien mariés, il a vingt et un ans et est fondeur en fer, elle a dix-neuf ans et est couturière, ils habitent tous les deux (avec leurs parents) 45 rue Croulebarbe, une maison de logements d’ouvriers dont une face donne sur la Bièvre, ce ruisseau puant. Les deux jeunes gens s’installent chez sa mère à lui. Ils y ont bientôt un enfant, une petite fille, Joséphine, née le 15 mai 1863.

Émile Duval s’affirme rapidement comme un responsable politique et syndical (qualifications un peu anachroniques, le droit à l’association n’existant pas sous l’Empire), participant à une grande grève de fondeurs en 1864 (il s’agit d’obtenir la journée de dix heures), créant une « société de prévoyance », adhérant, avec tous les membres du bureau de cette société, à l’Association internationale des travailleurs en 1867, puis animant la grande grève des ouvriers fondeurs d’avril 1870.

Deux mots sur cette grève: il s’agit d’obtenir un salaire de 60 centimes de l’heure et la fin du travail « aux pièces ». La solidarité internationale a été très efficace pour soutenir les grandes grèves du Creusot, elle continue à s’exprimer, Duval est lui-même allé chercher le soutien du Conseil général de l’Internationale et des Trade Unions en Angleterre. La grève est couronnée de succès et, sur proposition de Duval, plusieurs centaines de fondeurs signent leur adhésion à l’Internationale au cours d’une réunion à la salle de la Marseillaise.

Évidemment, Émile Duval fait partie des militants poursuivis et jugés au cours du troisième procès de l’Internationale (comme Frankel et Theisz, pour lesquels nous avons déjà mentionné ce procès). Il avait déjà été jugé en 1869 et au procès des blanquistes à Blois.

Car il était aussi, et peut-être surtout, un militant blanquiste…

(à suivre)

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La plupart des informations contenues dans cet article viennent du petit fascicule de Cyrille Andabri, qu’Yves C. a lu au C.I.R.A., et dont il m’a montré une copie. Tous mes remerciements, encore une fois au C.I.R.A. et plus que jamais à Yves.

Il n’y a pas de source citée pour les lettres d’Émile Duval dans ce fascicule. [Ajouté le 28 septembre 2020: Ces lettres sont au Service historique de la Défense, à Vincennes, sous la cote Ly 12. On les trouve aussi dans le livre de Pierre-Henri Zaidman cité ci-dessous. Avec mes remerciements sincères à Ludivine Bantigny et Maxime Jourdan pour ces précisions.]

La photographie de Marville (la Bièvre, dans le cinquième arrondissement) utilisée en couverture vient du site des bibliothèques municipales spécialisées de la ville de Paris.

Livres utilisés

Andabri (Cyrille), Émile Victor Duval, ouvrier fondeur et général de la Commune, Le Peuple prend la parole (1978).

Zaidman (Pierre-Henri), Émile Duval (1840-1871), général de la Commune, Dittmar (2006). [ajouté le 28 septembre 2020.]