Dans un article précédent, j’ai râlé parce qu’aucune voie de Paris ne porte le nom d’Émile Duval, alors que tant de noms ont été donnés à toutes ces nouvelles « rues » de son arrondissement, le treizième. Il n’y a pas non plus de rue Wroblewski — qui pourtant défendit si bien la Butte-aux-Cailles.
On a quand même réussi à caser un communard dans cette toponymie, Leo Frankel, qui était, comme Émile Duval, un élu de l’arrondissement.
La rue Leo-Frankel, comme toutes ces nouvelles voies, est à proximité de la Bibliothèque nationale de France, un de mes lieux de travail. J’y suis donc allée voir, un beau jour d’été.
C’est un peu compliqué mais pas impossible. Et c’est à proximité de la rue Watt, d’après le plan. Vous savez, la rue Watt, celle de Brouillard au pont de Tolbiac, celle dont Boris Vian dit:
On l’appelle la rue Watt
Parce que c’est la plus bath.
Eh bien ma foi, la rue Leo Frankel est aussi belle que la rue Watt est bath… Le plus étonnant, c’est qu’elles ont l’air de se couper, sur le plan… mais non — c’est à cause de la troisième dimension.
En tout cas, la rue Leo Frankel existe. Elle a même des plaques (vous pouvez agrandir la photo en cliquant).

Le texte en est écrit dans le beau style administratif et approximatif de la ville de Paris (déjà noté dans un article sur Elisabeth Dmitrieff), et ces plaques disent:
Rue
Leo Frankel
1844-1896
Élu hongrois de la Commune de Paris (1871)
Délégué au ministère du travail
de l’industrie et de l’échange
Leo Frankel était élu à la Commune et il était hongrois (ce n’est pas tout à fait la même chose, n’est-ce pas?) — en admettant qu’on pouvait être hongrois en ce temps-là. D’autre part, « délégué au ministère » signifie bel et bien qu’il jouait le rôle de ministre du travail.
Informations sur Leo Frankel. Né à Budapest le 28 février 1844 — ouvrier (orfèvre) — en France depuis 1867 — membre actif de l’Internationale — jugé à Paris en juillet 1870 dans le « troisième procès de l’Internationale » (on accuse de « société secrète » les signataires d’un appel public contre le plébiscite impérial) — dit qu’il a du mal à s’exprimer en français — déclare (en français):
J’ignore à quelle école philosophique M. l’avocat impérial a appris la dialectique, mais son raisonnement me paraît aussi logique que celui qui consisterait, en voyant un enfant fermer les yeux, à déclarer que son père est aveugle.
et aussi:
L’avocat impérial, à qui personne n’interdit certainement d’examiner les actes de l’Internationale à l’aide d’un verre grossissant d’une couleur particulière […] va toutefois trop loin […] pour cette simple raison que l’Association internationale n’a pas pour but une augmentation du salaire des travailleurs mais bien l’abolition complète du salariat qui n’est qu’un esclavage déguisé.
(le texte intégral est dans Le Rappel du 7 juillet) — apprécié par Karl Marx, qui commente cette plaidoirie ainsi:
Frankel a mérité les lauriers.
— élu à la Commune par le treizième arrondissement le 26 mars (oui, lui, un étranger) — élu à la commission du travail, industrie et échange le 29 mars (avec, entre autres, Malon, Theisz et Avrial) — écrit alors à Marx:
Si nous réussissions à transformer radicalement le régime social, la révolution du 18 mars serait la plus efficace de celles qui ont eu lieu jusqu’à présent.
— adjoint (avec Theisz) à la Commission des finances — délégué au Travail et à l’Échange — et à ce titre membre de la Commission exécutive — responsable de la plupart des mesures « socialistes » prises par la Commune, dont voici les plus importantes:
- le décret du 16 avril sur les ateliers abandonnés (voir cet article),
- le décret du 20 avril interdisant le travail de nuit des ouvriers boulangers — ah! sur celui-là il y aurait beaucoup à dire,
- le décret du 27 avril interdisant les amendes et retenues sur salaires…
— signe le manifeste de la minorité — se bat pendant la Semaine sanglante — est blessé, Faubourg Saint-Antoine, le 25 mai 1871 — réussit à se cacher, puis à gagner l’Angleterre… en passant par la Suisse — conseil général de l’Internationale — diverses allées et venues, Angleterre, Allemagne, Autriche, Hongrie, et prisons ensuite — de retour à Paris à la fin de 1888 — tuberculeux (« maladie hongroise ») — en meurt le 29 mars 1896 à l’hôpital Lariboisière.
Citations de Leo Frankel.
À la Commune, à propos du travail de nuit des ouvriers boulangers (voir le procès verbal de la séance du 28 avril):
Pour faire des réformes sociales, devons-nous d’abord consulter les patrons? Quand une mesure est juste, je l’accepte et je l’exécute sans m’occuper de consulter les patrons.
Le 12 mai, à la Commune toujours:
La Révolution du 18 mars a été faite exclusivement par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être de la Commune.
Enfin, pour son enterrement (comme un pauvre, ce qu’il était), à sa demande, son corps enveloppé dans un drapeau rouge,
le drapeau du prolétariat international, pour l’émancipation duquel j’ai donné la meilleure part de ma vie et pour laquelle j’ai toujours été prêt à la sacrifier.
*
À propos de l’image de couverture.
J’aurais beaucoup aimé avoir le portrait d’une femme, socialiste, ministre du travail, mais je n’en ai pas trouvé.

J’aurais beaucoup aimé prendre une photo de la céramique « Leo Frankel » que Jérôme Gulon avait installée rue du Faubourg-Saint-Antoine (voir l’article sur la Correspondance de Jules Vallès), à proximité du lieu ou Leo Frankel a été blessé, mais elle a disparu.
J’aurais beaucoup aimé savoir qui était l’auteur de la photographie de Leo Frankel que j’ai finalement utilisée, mais ça n’a pas marché non plus…
*
À propos des livres cités — des conseils de lecture plutôt que des livres sur la Commune… Sur la classe ouvrière hongroise à peine plus tard (au début du vingtième siècle), je conseille le magnifique roman d’Isabel Alba.
Livres utilisés
Malet (Léo), Brouillard au pont de Tolbiac, Robert Laffont (1958).
Alba (Isabel), La véritable histoire de Matías Bran, Livre I, La contre-allée (2015).