Dans les tiroirs de ce site, il y a La Marseillaise de 1869-70. Que nous allons lire assez longuement. Et dont le journaliste vedette sera, bien malgré lui et à son corps défendant, le jeune Victor Noir. 

Victor Noir est déjà apparu sur ce site, bien sûr, le gisant Noir au zizi poli, c’est son monument funèbre. Sa mort y a été évoquée et elle réapparaîtra dans le quotidien de la Marseillaise. Nous le verrons, dans ce journal, tenir la rubrique « Boulevards et Faubourgs » — titre vallésien s’il en fut: on se souvient de La Rue, celle qui mène au boulevard et celle qui aboutit au faubourg.

C’est donc à Jules Vallès que je laisse le soin de nous dire qui était Victor Noir — pseudonyme d’Yvan Salmon (1848-1870). Cet article est paru dans Le Cri du peuple daté du 12 janvier 1885, ce n’est pas exactement le dernier article de Vallès mais l’avant-dernier.  Le dernier parut le 19 janvier, portait le titre « La Préfecture de police » et a été reproduit dans les différents recueils d’articles de Vallès que je connais. Pas celui-ci, pour une raison qui m’échappe complètement. 

Pour comprendre le contexte

  • de 1885: Le journaliste Antoine Joseph Duc, qui signait alors « Quercy » (et sera plus tard connu sous le nom de « Duc-Quercy ») avait été victime d’une agression dans les locaux même du Cri du peuple.
  • des années 1860: Le journal L’Époque, auquel Vallès collabora d’avril à octobre 1865, était dirigé par Ernest Feydeau.

VICTOR NOIR

Hier, Quercy a échappé par miracle aux meurtriers. Il s’en est tiré, grâce à son sang-froid et à son courage. Mais ce n’est pas la première fois qu’un de mes collaborateurs ou camarades sert de cible à des assassins politiques. La dernière année de l’Empire, presque à pareille date, on tua un garçon dont j’avais été le parrain dans le journalisme: Victor Noir.

Je l’avais vu pour la première fois suivant le cercueil d’un jeune homme que, la veille, j’avais nommé mon secrétaire. De saisissement ou d’autre chose, il avait rendu l’âme pendant la nuit.

J’interpellai mon compagnon de route.

— Que faites-vous? Qui êtes vous?

— Je m’appelle Victor Noir, je suis fleuriste!

Il dit cela en relevant son paletot sur les épaules, du geste d’un soldat qui remonte son sac: un paletot jaunâtre, châtaigne, élimé et barbu, comme une vieille couverture de cheval.

Fleuriste! Avec ces mains en éclanches de mouton! J’aurais pu croire qu’il se moquait de moi.

Eh bien, non. Il avait, dans sa face en boule, une bouche d’enfant, par où pouvait jaillir une gouaillerie à la Gavroche ou un coup de gueule d’hercule forain, mais point, surtout en cette circonstance, une grosse blague dans un petit mensonge.

La lèvre était fine; il y avait de la demoiselle dans le sourire. Une bouche en cerise entre des mâchoires de belluaire! Le front était du belluaire aussi: bas et rond, les cheveux collés dessus, comme une coiffe. Oreilles petites, tempes courtes, un buste d’esclave à la porte du cirque. L’œil sauvait le haut, comme la bouche égayait le bas: œil malin, espiègle et rieur, œil de gamin!

Drôle d’être que rendait encore plus bizarre son accoutrement! j’ai parlé du pardessus; il y avait aussi le chapeau. Sur cette tête à mâchoire de bouledogue et à crâne d’oiseau, un gibus dansait. On voyait que, pour le faire tenir, il y avait dû y avoir effort violent du propriétaire, du locataire peut-être!

Il était fleuriste!

— Je sais faire l’immortelle aussi, dit-il, à propos de la couronne que j’avais achetée pour déposer sur la tombe.

Il savait faire l’immortelle!

N’est-il pas curieux, le mot de ce garçon qu’attend l’immortalité de l’histoire, à qui le hasard fait un nom éternel, que je rencontre derrière un corbillard, et derrière le convoi duquel je me suis trouvé mêlé à cent mille hommes?

N’est-ce point aussi une fatalité bizarre que j’aie songé à lui faire tâter du métier, à ce gros plein-de-soupe qui était apprenti chez une fabricante de roses en tulle, de pensées en laine, chez une fabricante de la rue Saint-Denis?

Il était sans place, pour le moment; sans le copain auquel nous faisions la conduite, il eût passé la dernière huitaine à la belle étoile, et c’est à peine s’ils avaient eu, tous les jours, les deux sous de pain que, dans la nuit de la mort, il avait pu manger à lui tout seul.

Il m’a dit depuis, bien souvent, que s’il ne m’avait pas trouvé à cet enterrement, on l’aurait peut-être enterré, lui aussi, dans les vingt-quatre heures: le lendemain, il se serait f… à l’eau.

— Voulez-vous essayer de faire ce que devait faire pour moi le camarade mort?

— J’aimerais mieux, si vous connaissiez un commerçant, que vous me fassiez avoir un emploi; je ne crois pas que je saurais…

— Ça ne fait rien!

— Je suis sorti de l’école à onze ans!

— Vous avez eu plus de chance que moi.

— Je ne sais pas l’orthographe.

— Venez me voir demain.

Le lendemain, il venait me voir, et cinq jours après il entrait à l’Epoque

Je l’avais quitté la veille; il était tremblant d’émotion, sachant que j’avais fait la démarche auprès du rédacteur en chef, mais je ne lui avais donné que de médiocres espérances.

Au matin, je reçus une lettre de lui:

… Je viens de voir M. Feydeau, il m’a mis aux faits-divers, j’ai trente francs!

Je passai à l’Époque dans le courant de la semaine; j’aperçus mon colosse à une table, noyé dans les journaux.

Il courut à moi.

— Me voilà journaliste! dit-il.

Il en était fier, le brave garçon; et, devant mon enthousiasme, il faillit m’aveugler avec la pointe des ciseaux dont il éventrait les gazettes.

Dès le matin, il allait aux Faits-divers chercher les nouvelles; il colorait l’aile des canards en route, aiguisait le bec, vernissait les pattes. Il leur donnait une forme curieuse et bizarre, et les bourrait d’une farce plébéienne qui y ajoutait du fumet et du goût.

Il se fit très vite remarquer. D’ailleurs, tous ceux qui entraient dans le bureau lui faisaient, sans qu’il s’en doutât, de la réclame. Il était si drôle, avec sa tête rose piquée sur son cou de taureau!

Puis, on lui avait demandé son âge:

— J’ai quinze ans, avait-il dit.

Quinze ans! Mais il pesait deux quintaux d’os et de chair, ce moutard-là!

Il avait, le premier jour, cassé deux chaises en s’asseyant, et la table, chaque fois qu’il y posait les coudes, gémissait de façon à épouvanter l’administration, qui n’était pas riche.

Il fut bientôt connu de toutes les rédactions qui encombraient le 5 de la rue Coq-Héron; on venait le voir, en faire le tour.

Il ne s’épatait pas, allez!

Il avait demandé à recevoir ses appointements franc par franc, parce qu’il bouffait tout en un soir, quand on les lui donnait d’un coup.

Il bouffait… c’est-à-dire que le brave garçon faisait bouffer tous ceux qui avaient le ventre creux. Il y avait toujours trois ou quatre camarades qui attendaient sous les fenêtres, têtes de rapins, frimousses d’apprentis, fronts jeunes, estomacs terribles!

Tout cela se jetait dans une boutique de boulanger où Victor Noir achetait douze petits pains ou un jocko de quatre livres. Puis on allait chez le charcutier ou le mastroquet — le plus souvent à la fontaine.

Parfois, il venait me voir, le soir, et l’on causait au coin du feu.

Il y avait un fond de mélancolie dans ce cœur d’enfant. J’ai vu cette mélancolie chez tous ceux que la mort a enlevés avant l’heure.

Je parle de ses débuts, de son temps de nourrice. Mais, en quelques semaines, il avait arrondi sa notoriété.

Il y a quinze ans, jour pour jour, qu’on nous le tua.

Cinq heures. — C’est cinq heures qui sonnèrent quand j’entrai dans la chambre de la grande maison vide où l’on avait transporté son cadavre.

*

Le portrait de Victor Noir est dû à Caleb, il est dédicacé par Victor Noir, je l’ai trouvé sur Gallica, là.