Voici, en attendant que que nos amis de l’Association internationale soient jugés à Paris et que La Marseillaise reparaisse pour nous donner des nouvelles de la guerre, deux articles consacrés aux réunions publiques. Je ne renvoie pas à toutes les mentions de ces réunions dans La Marseillaise. Mais quand même à l’article « maison » de présentation des réunions publiques

Ce nouvel article est consacré à une unique, mais glorieuse, réunion publique. 

Un des comptes rendus de cette réunion a une origine policière (voir les détails en fin d’article). Je le cite complètement (en noir et en en corrigeant les fautes d’orthographe). Les précisions en rouge sont de Gustave Lefrançais, qui s’en est souvenu longtemps après. Comme toujours les commentaires en bleu sont de moi. 

Cette réunion eut lieu le 10 avril [1869, salle du Pré-aux-Clercs]. On avait placardé à la porte de la salle du Pré aux Clercs des affiches manuscrites indiquant en gros caractères le sujet à l’ordre du jour.

Il me vient une idée: 

Traitons de l’art d’élever des lapins et de s’en faire mille écus de rente.

C’est le titre bien connu d’une brochure qui date de cinquante ans au moins et qui a eu, en son temps, une vogue extraordinaire. [Voir les références en fin d’article.]

La salle était complètement remplie.

Dès sept heures, une queue sans fin retournant de la rue du Bac sur la rue de la Chaise envahit le trottoir. Le quartier est en émoi. Moins de cinq minutes après l’ouverture des portes, la salle est comble. On s’y étouffe littéralement. Plus de quinze cents personnes restent dehors, prêtes à remplacer celles qui, à moitié asphyxiées, tentent la difficile entreprise de sortir. 

Lefrançais, élu président, ouvrit la séance, en disant d’une voix grave et solennelle:

Mesdames, Messieurs, veuillez désigner mes assesseurs…

Or, Lefrançais était, de tous les orateurs habituels, celui qui ne se servait jamais que des mots Citoyens et Citoyennes.

Lefrançais fit connaître qu’en présence de l’interdiction de certaines questions, et pour ne pas abandonner les réunions publiques, on avait pris un ordre du jour qui devait garantir contre toute nouvelle dissolution, et il donna à entendre qu’en parlant du lapin on pourrait par allusion parler politique.

« L’art d’élever les lapins et de s’en faire mille écus de rente » leur a semblé répondre aux conditions voulues, car, si à ce propos les orateurs qui prendront la parole trouvent le moyen de fourrager dans le champ qui leur est interdit, c’est qu’alors il faudrait renoncer vraiment à l’exercice de ce nouveau droit dont les limites sont si difficiles à préciser.

Mais il est à espérer qu’il n’en sera point ainsi et que le public et même le représentant de l’autorité tireront au contraire profit de ce qui va se dire ce soir.

Geoffroy [orateur habituel de la salle Molière] annonça qu’il allait étudier le lapin au point de vue scientifique. Il dit que dans un livre religieux on lisait que Dieu avait créé, entr’autres ruminants, le lapin, et que c’était une erreur, le lapin appartenant à la famille des rongeurs.

Il partit de là pour nier l’existence de Dieu, « attendu, dit-il, que si Dieu avait cru créer un ruminant au lieu d’un rongeur, c’est qu’il ne se connaissait pas en anatomie, et que dès lors, son ignorance prouvait sa non existence. »

Il provoqua des applaudissements très bruyants et une intervention du Commissaire, en disant qu’on aurait dû remplacer le titre de l’ordre du jour de la réunion par celui-ci:

De l’art d’avilir les hommes et de s’en faire 30 millions de liste civile.

[Lefrançais semble avoir oublié cette preuve de la non existence de Dieu. Ou alors c’est que le policier n’a pas tout compris. Lefrançais raconte tout autre chose.]

Il traite du lapin savant — la joie des enfants et la tranquillité des parents, dit le proverbe.

Il critique l’éducateur de cette espèce de lapins, auxquels de fastidieux et monotones exercices ne laissent plus la moindre initiative. Incapables de concevoir des mouvements qui leur soient propres, ils ne savent que répéter, sans jamais les comprendre, ceux qu’on leur a serinés dans leur plus tendre jeunesse, sans qu’ils aient pu y rien changer d’eux-mêmes.

Il serait donc grand temps d’abandonner cette méthode et aussi de les soumettre à un meilleur régime que celui des clapiers infects où ils vivent, si l’on ne veut voir la race, déjà si étiolée, disparaître tout à fait.

Ce thème, très finement développé, met complètement l’auditoire au point — et c’est au milieu de frénétiques applaudissements que Briosne est accueilli lorsqu’il succède au citoyen Geoffroy. On sait de quoi il est capable.

Briosne fit voir que le lapin, dans son esprit personnifiait le peuple. Il parla de l’aigle, cet auxiliaire de Jupiter s’attachant tout particulièrement à la destruction des lapins.

Depuis que les fonctions de Jupiter n’existent plus, dit-il, l’aigle est passé dans d’autres attributs qui doivent lui faire regretter son passé.

Plus tard l’homme a voulu venger l’innocent lapin et faire la guerre à l’aigle, puis le lapin qui vivait libre et heureux dans son terrier s’en est vu déposséder.

[Très cohérent, Lefrançais a oublié Jupiter comme il avait oublié Dieu. Oublions Jupiter nous aussi. Mais il a bien explicité comment Briosne a « fait voir » que le lapin, c’était le peuple.]

Il se demande si les conditions d’hygiène, si la façon de constituer les familles, si la nourriture que les sujets reçoivent, la manière dont elle leur est distribuée, si l’aménagement de leurs demeures est de nature à donner à la race les forces et les qualités nécessaires pour lutter avec avantage contre les races concurrentes qui menacent d’envahir le marché. 

Enfermés dans des clapiers sombres, humides, mal entretenus par la stupide cupidité de leurs éleveurs ne songeant qu’à diminuer les frais de cette culture, les pauvres lapins s’étiolent, périssent misérablement et en sont réduits souvent, faute d’alimentation suffisante, à se dévorer entre eux.

Il est donc vraiment temps de remédier à de si mauvaises conditions d’hygiène.

[Ici commence donc la version Lefrançais de ce que le policier appellera, dans quelques lignes, « prêcher la Révolution ». Gare à la rage des lapins!]

Il est vrai qu’il existe de grands industriels et de grands commerçants qui, n’élevant le lapin que pour la peau, peuvent n’avoir guère à s’occuper du plus ou moins de succulence de l’animal, mais c’est une grave erreur de leur part, car la qualité de la peau, le luisant et le soyeux du poil, objets spéciaux de leur spéculation, se ressentent autant que la chair de la manière défectueuse et souvent barbare dont on traite les lapins. Et qui sait, si un jour, l’épuisement ne peut pas, chez le lapin, déterminer quelque accès de rage dont ses trop avides et maladroits éleveurs deviendraient victimes. Ceux-ci feraient bien d’y songer.

Sans doute ils auraient une ressource, ce serait d’abattre en masse leurs pauvres bêtes, avant qu’elles eussent le temps de rompre les mailles de leurs clapiers. Mais il faut avouer que tuer son bétail pour s’éviter d’avoir à l’entretenir en bon état n’est pas un moyen bien intelligent d’en tirer profit — quoi qu’en disent certains économistes qui se sont occupés déjà de cette question.

Il est assez intéressant d’indiquer comment, à propos du lapin, Briosne en arriva à prêcher la Révolution.

Les lapins, dit-il, se divisent en deux familles: le lapin de garenne et le lapin de choux.

Heureusement pour l’avenir… des lapins, il existe une espèce très prolifique et réfractaire à toute domestication. L’amateur est obligé de courir après pour le croquer.

C’est le lapin de garenne.

Le lapin de garenne a une chair plus solide, d’une saveur plus sauvage qui plaît mieux et qui prouve que le lapin en liberté est préférable.

Ce diable d’animal, dont il semble que le caractère indépendant ait contribué à développer l’intelligence, imagine toute sorte de ruses pour dépister ceux qui le recherchent.

Quant au lapin de choux, il engraisse, il est sans-souci, on lui apporte sa nourriture et il s’endort ayant perdu conscience de la dignité de sa race.

L’homme a créé la garenne artificielle où sous une apparence de liberté le malheureux lapin est à la merci de son maître.

S’il ne sort pas de son terrier le maître a pour auxiliaire un animal féroce qu’il n’ose même pas toucher tant il redoute sa morsure, un animal épouvantable, ignoble, rampant, qui va se ruer sur le pauvre lapin, l’égorge et le livre tout sanglant à son maître, c’est le furet.

On a beau mettre à ses trousses des bandes de furets pour le filer, le guetter, fouiller ses terriers à multiples sorties, neuf fois sur dix il leur échappe, mettant les limiers en de folles rages.

….

Pour chasser le lapin, l’homme a inventé le fusil dont le lapin a fini par se mettre à l’abri.

On vient d’inventer le chassepot, le lapin n’en a pas encore éprouvé la portée, mais il saura s’en préserver.

Il a même l’audace de se tenir au courant des progrès introduits dans l’art de la chasse. Il calcule ainsi très exactement la portée des armes à feu — même de celles qui ont fait merveille [les chassepots] — afin de s’en tenir à bonne distance et de narguer le chasseur qui revient alors bredouille.

Mais comme le furet est pour lui un ennemi plus dangereux que le fusil, il arrive parfois que le malicieux lapin — cet animal est si méchant! — s’arrange de manière que sa maison s’écroule au moment où l’ennemi s’y introduit.

Il y a des pays où le lapin pullule assez pour qu’on ait été obligé comme aux îles Baléares d’en organiser un grand massacre.

Des souverains, Napoléon III lui-même, sont intervenus pour empêcher la destruction complète des lapins tout en en exterminant eux-mêmes un grand nombre. Le reste fut déporté, et on en a peuplé la Calédonie.

[Après avoir oublié Dieu et Jupiter, comment Lefrançais aurait-il pu ne pas oublier Napoléon III?]

Briosne adjura les lapins de se ruer en masse sur leur tyran et de le déchirer de leurs dents et de leurs griffes.

Le Commissaire ayant averti, la salle protesta contre son intervention en applaudissant plusieurs fois l’orateur.

La salle, qui a déjà interrompu l’orateur par de fréquents applaudissements, surtout à la description du furet, redouble de bravos lorsque, après l’avoir tenu sous le charme de sa spirituelle et terrible satire de la police durant une heure et demie, Briosne descend de la tribune. Jamais encore il n’a eu autant d’entrain et d’à-propos.

Un brave homme demande la parole pour se plaindre qu’on n’ait pas traité le sujet d’une manière pratique, et s’inscrit pour en parler à la prochaine séance. L’assemblée accueille cette proposition par un immense éclat de rire.

Le reste de la réunion ne fut qu’une longue suite d’équivoques, qui obligèrent le Commissaire à donner un nouvel avertissement.

[Clairement, l’anonyme rédacteur du manuscrit policier était présent et a pris des notes, ou alors a utilisé les notes d’un mouchard présent. Ce qui ajoute du sel à la conclusion de Lefrançais.]

Mais c’est tout de même dommage que quelque sténographe ne se soit pas trouvé là. Quelle jolie brochure on ferait sur cette conférence sur l’ « Art d’élever les lapins ».

*

La brochure (l’ancienne, la source) existe, elle est (dans la liste ci-dessous et) même sur Gallica si vous voulez la lire, là. Elle date de 1835, ce qui ne faisait pas cinquante ans mais vingt-quatre.

J’ai copié le texte policier (celui en noir) dans un manuscrit conservé par la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (mais, si je comprends bien, il en existe un exemplaire aux Archives de la Préfecture de police). Il porte la côte NA 155. La date? Début des années 1870. Le contenu? De juin 1868 à mai 1870, 938 réunions publiques non politiques, 107 conférences, 127 réunions dissoutes…

Les excès de la Commune, y est-il dit, ont été préparés dans les réunions publiques.

Quant à l’image de couverture, même si vous ne connaissez ni Dieu ni Jupiter vous avez compris qu’il ne s’agit pas d’un lapin mais bien d’un furet, dessiné pour l’Histoire naturelle des mammifères de Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, qui n’avaient sans doute pas pensé à en faire une métaphore de la police. On le trouve sur Gallica, là.

Livres utilisés

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).

J.-C.-M., L’Art d’élever les lapins et de s’en faire 3000 francs de revenu… ; Suivi du Manuel de la fille de basse-cour,  Chez l’Éditeur, rue Sainte-Avoye, 55, Paris (1835).