Nous sommes toujours le 2 juillet 1870, toujours à la sixième chambre. C’est maintenant la défense d’Émile Duval que je reproduis (nous en avons déjà lu des extraits dans un article précédent). La grève des fondeurs de fer que les lecteurs de La Marseillaise n’ont pas oubliée ne s’est pas interrompue lors de la suspension du journal, ce que Duval rappelle au tribunal. Huit cents fondeurs en fer grévistes ont signé une protestation contre le procès que Le Rappel a publiée dans son numéro daté du 28 juin.

 

M. LE PRÉSIDENT. La parole est à Duval.

DUVAL. Messieurs, je suis un des signataires de la défense collective présentée par mon ami Chalain. En conséquence, je n’ai que peu de chose à dire en ce qui me concerne, M. l’avocat impérial n’ayant relevé à ma charge que mon affiliation à la société Internationale, et comme vous l’a fait remarquer le citoyen Bertin, je vais essayer, en me défendant, de défendre ici la société des fondeurs en fer.

Pour bien expliquer cette adhésion, j’ai besoin de remonter à 1864, époque où les fondeurs de Paris se mirent en grève pour obtenir la réduction de la journée de travail à dix heures ; dans cette grève, qui dura huit jours, nous avions pu croire que nos patrons avaient adhéré à notre demande de bonne foi, mais notre illusion ne fut pas de longue durée, car à peine deux mois s’étaient-ils écoulés que le personnel de chaque atelier fut changé et les fortes journées furent principalement chassées et remplacées par des ouvriers ayant des journées inférieures; ce qui fait que l’heure qui nous était donnée d’une main nous fut reprise de l’autre ; bien plus, comme nous avions accepté ce subterfuge des patrons que nous serions payés à l’heure au lieu de l’être à la journée comme par le passé, nos patrons prétextèrent presque chaque jour du travail pressé; ils firent faire jusqu’à quatorze heures de travail par jour et n’occupèrent que les deux tiers des ouvriers qu’ils pouvaient occuper habituellement.

À partir de ce jour, la lutte s’est engagée entre les patrons et les ouvriers fondeurs. De notre côté, étant exposés chaque jour, à chaque instant, à être sans travail ou obligés de subir les plus dures vexations, un appel à la profession fut alors décidé, et une réunion s’ensuivit à quelques jours de là. Dans cette réunion furent jetées les premières bases de la société de prévoyance qui fonctionne encore aujourd’hui.

Depuis le commencement de cette société, j’ai constamment été employé dans son administration, tantôt président, caissier, secrétaire ou vérificateur.

Une fois ce lien créé entre nous, nous avons eu à compter avec tout ce que peut imaginer la tyrannie bourgeoise, diminution de salaires, vexations, insultes, travail aux pièces, renvois sans motif; tout fut mis en œuvre pour nous faire quitter cette société ; ce qui, jusqu’aujourd’hui, n’a fait qu’augmenter le nombre des sociétaires.

En 1867, dans une assemblée tenue au mois de juin, un de mes amis, étant membre de la Société internationale, vint à cette réunion et fit à la profession la proposition d’adhérer à cette société. La proposition ne fut pas acceptée par l’assemblée; cependant, presque tous les membres du bureau se firent inscrire, et je fus un des adhérents. Je fis partie de cette société pendant quinze semaines et des circonstances indépendantes de ma volonté m’en firent sortir, étant obligé de quitter Paris momentanément.

M. LE PRÉSIDENT. En quelle année avez-vous fait partie de l’Internationale?

DUVAL. En 1867; voici mon carnet d’affiliation, il en fait foi.

Depuis ce temps, et je le regrette, je n’ai eu aucune relation avec la Société internationale jusqu’au 29 avril, un peu après le commencement de la grève qui dure encore aujourd’hui dans notre profession.

Pour faire comprendre les motifs de notre adhésion en masse à l’internationale, j’ai besoin de retracer ici le commencement de notre grève, afin que vous puissiez. juger vous-même si nos réclamations aux patrons étaient justes et fondées. Depuis plusieurs années, les journées avaient subi une telle diminution, que les deux tiers des ouvriers mouleurs étaient payés de 4 à 5 francs, tandis qu’avant cette époque, les journées étaient de 5 fr. au minimum; cependant, il est facile de constater que les besoins de la vie ont augmenté de tous côtés : logement, vêtement, nourriture, tout a atteint des prix fabuleux.

Dans l’hiver de 1869-1870, les trois quarts des fonderies de Paris ne firent que 8 et 9 heures pour la journée ; enfin, la misère était à son comble. Au sortir de l’hiver, il fut décidé dans une réunion qu’il fallait à tout prix faire cesser ces abus; une commission fut nommée afin d’étudier les remèdes à apporter dans la profession ; après quelques séances, cette commission convoqua la délégation de chaque atelier qui accepta le projet, et la délégation ayant transmis cet exposé dans chaque atelier, il fut adopté à l’unanimité, sauf quelques voix.

Voici cet exposé :

Lettre des ouvriers fondeurs en fer aux patrons.

Paris, le 16 avril 1870.

Monsieur,

Une réunion de délégués de la profession ayant eu lieu le 15 courant, un Comité d’initiative provisoire fut nommé, afin de vous soumettre les résolutions suivantes ; réclamations votées et discutées en assemblée générale, pour toute la profession, et déclarées applicables à partir du mardi 19 avril 1870. Ces réclamations sont :

Article 1er.– La journée sera payée à raison do 60 centimes l’heure au minimum, pour tout mouleur indistinctement ayant au moins quatre ans de moulage.

Le maximum est indéterminé; il se débattra entre patrons et ouvriers.

Art. 2.– Suppression complète et immédiate du travail aux pièces et du marchandage.

Art. 3.– Abolition des heures supplémentaires, ou que ces heures soient payées double.

Le dimanche compte comme heures supplémentaires ; la journée sera fixée, comme par le passé, à dix heures de travail.

Art. 4.– Nomination des chefs présentée par les patrons, et discutée et votée par les ouvriers pour l’adoption.

Comptant que vous adhérerez à nos justes réclamations, noua vous remercions d’avance pour la profession.

LE COMITÉ D’INITIATIVE.

Trente-six de nos patrons refusèrent sur quarante-sept , ils reçurent nos demandes avec mépris et plusieurs d’entre eux rependirent : Nous attendrons que vous ayez faim.

Lorsqu’il y a quinze jours plusieurs de nous furent appelés chez M. Devienne, l’on nous reprochait cette grève, parce qu’elle entravait le commerce ; il n’y a rien de notre faute si elle dure si longtemps, car nous avons usé de tous les moyens de conciliation possible; ainsi, le 28 du même mois, une délégation fut nommée afin de se présenter à l’Union commerciale, afin de s’entendre avec nos patrons; ils furent reçus par eux, mais sans vouloir entendre aucune explication, même sans vouloir les laisser parler. Ils dirent entre eux, après cette entrevue, qu’ils étaient bien aise de connaître les membres du comité, car ils ne travailleraient plus à Paris à partir de ce jour ; il leur fut déposé ce jour-là une pièce établissant nos griefs et se terminant par un appel à la concorde avec preuve matérielle à l’appui que notre demande pouvait être acceptée par eux ; cette pièce la voici; si le tribunal l’exige, je puis en donner lecture.

M. LE PRÉSIDENT. Passez !

DUVAL. L’on traita notre exposé de morceau de papier, et quinze jours après, il nous fut répondu par cet avis :

AVIS

Les patrons engagent de nouveau les ouvriers qui seraient dans l’intention de rentrer dans l’atelier, intention déjà manifestée par plusieurs d’entre eux, de venir se faire inscrire ou de donner leur adhésion par lettre. Suivant le nombre de ces adhésions, le jour de la reprise du travail sera ultérieurement indiqué.

Devant tant de mépris, l’assemblée suivante vota et signa la grève à outrance ; l’on jura sur l’honneur de ne pas recommencer avant l’acceptation complète de nos réclamations; et la proposition fut faite par moi d’adhérer tous à l’Internationale. Huit ou neuf cents membres présents adhérèrent en bloc, signèrent leur adhésion séance tenante et nommèrent immédiatement quatre délégués pour les représenter au conseil fédéral parisien.

Je suis un de ces délégués ; Bertin en est un autre.

Maintenant, messieurs, je crois avoir suffisamment expliqué mon adhésion à l’Internationale ; il ne me reste à répondre qu’à des accusations qui, si elles ne me sont pas personnelles, ne m’en intéressent pas moins étant membre actif de la Société internationale.

Le ministère public nous fait un reproche d’avoir signé une protestation contre le complot; je suis prêt à la signer encore, car il n’y a pas plus de complot dans l’Internationale que de société secrète ; cela n existe que dans les imaginations de la police…

Ceci dit, messieurs, je crois devoir répondre au triage fait par le ministère public dans son réquisitoire ; ainsi M. l’avocat impérial nous a dit : « Quant à ceux qui sont affiliés sans avoir pris une part active assez grande pour qu’il soit établi qu’ils connaissent le côté secret de l’association, vous les condamnerez simplement en vertu de l’article 291.»

Quant à moi, je n’accepte pas plus les arrêts que l’on pourra prononcer contre moi en vertu de l’article 291, que la poursuite pour société secrète ; car la majorité des sociétés ouvrières, financières ou cléricales sont comme l’Internationale sous la tolérance et ne sont pas plus autorisées que nous.

M. LE PRÉSIDENT. Vous n’avez pas à accepter ou à ne pas accepter les arrêts prescrits par la loi.

DUVAL. C’est vrai; je n’ai qu’à subir les lois qu’on m’impose, mais je ne vois pas pourquoi l’on fait des catégories parmi nous. Nous sommes tous frères, nous avons tous le même but, si l’un de nous est coupable, tous nous devons l’être.

M. LE PRÉSIDENT. Continuez, mais croyez-moi, abandonnez ce terrain.

DUVAL. Poursuit-on nos exploiteurs quand ils se liguent contre nous dans les salons de l’Union commerciale afin d’attendre que nous ayons faim? Non; l’on ne les poursuit pas. Cependant, leur société est tout autant illicite que la nôtre, puisqu’elle se compose de plus de vingt personnes ; donc, de même que nous, ils sont sous le coup de l’article 291.

M. LE PRÉSIDENT. Vous n’avez pas le droit d’insulter les patrons; vous les traitez d’exploiteurs, ils ne sont pas là, par conséquent, ils ne peuvent vous répondre ; je ne puis souffrir que des absents soient mêlés dans ce débat.

DUVAL. Ils ont bien le droit de dire qu’ils nous dompteront par la faim.

M. LE PRÉSIDENT. Si cela a été dit, c’est un mot malheureux ; mais, à l’avenir, supprimez ces paroles blessantes, car si vous continuez en ce sens, je vous retirerai la parole.

DUVAL. Maintenant, messieurs, il me reste peu de chose à dire. Il y a encore un passage du réquisitoire du ministère public qui, je le crois, est plutôt à notre louange que contre nous. M. l’avocat impérial nous dit :

À chaque occasion, les membres de l’Internationale se mettent en rapport avec les insurgés de 1851 et les déportés de 1858.

Avant de répondre à cette question, il faut s’entendre. Qu’appelle-t-on insurgés de 1851? Est-ce ceux qui ayant prêté serment â la République, l’ont par un coup d’état lâchement assassinée? Nous ne sommes pas que je sache en rapport avec ces gens-là.

M. LE PRÉSIDENT. Nous voulez que nous disions que vous ne faites pas de politique, et dans ce moment vous vous y engagez vous-même; vous n’êtes pas ici pour cela.

DUVAL. Je ne suis pas un faiseur de politique, j’ai des amis politiques et c’est mon droit; si l’on ne veut pas que nous nous défendions sur ce point, il ne fallait pas que le ministère public nous en fît un des principaux chefs d’accusation; nous avons droit de fréquenter qui bon nous semble ; je ne m’occupe pas de l’empire, je parle des faiseurs de coup d’État.

M. LE PRÉSIDENT. Je vous retire la parole.

DUVAL. Je proteste pour la liberté de la défense.

M. LE PRÉSIDENT. Protestez si vous voulez, vous n’avez plus la parole.

Je donne la parole à Fournaise.

Suite au prochain épisode

*

Il n’y a toujours pas de photographie d’Émile Duval. Je n’ai pas trouvé d’image de la grève des fondeurs en fer. Il restait les murs, ici ceux de la Conciergerie du Palais de Justice, un peu hors-sujet, que j’ai trouvés sur Gallica, là.