Après les souvenirs de Vallès et de Lefrançais (dans deux articles, ici et là), voici Albert Theisz racontant la mort, ou plutôt la blessure mortelle, de son ami.
Le texte vient d’un manuscrit d’Albert Theisz conservé par la Bibliothèque historique de la ville de Paris dans les papiers de Louis Fiaux (comme l’article sur Eugène Varlin que j’ai déjà publié sur ce site). Il a peut-être été publié dans un journal de province, en tout cas un article de Theisz sur Vermorel a bien été publié quelque part, avant l’amnistie des communards, si j’en crois une information un peu sibylline contenue dans un document conservé dans les archives de la préfecture de police. Et la « disparition » du frère d’Albert Theisz dans le texte semble le confirmer.
C’est dans les réunions publiques que je fis la connaissance de Vermorel. Plus tard, je me liai d’amitié avec lui lorsque je devins son compagnon de captivité à la prison de Sainte-Pélagie [Albert Theisz a été incarcéré le 20 juillet 1870, après le « troisième procès de l’Internationale », Auguste Vermorel était déjà à Sainte-Pélagie pour délits de presse. Noter qu’Auguste Vermorel était aussi à Sainte-Pélagie en même temps que les condamnés du « deuxième procès de l’Internationale » en 1868].
Quelques jours après le quatre septembre, je l’accompagnais avec Roullier à l’Hôtel de Ville où il allait demander à Rochefort de mettre à profit son titre de membre du gouvernement provisoire pour faire rechercher les preuves de l’accusation jadis portée contre lui par le député de Paris à la tribune du Corps législatif de l’Empire.
Deux jours après, Rochefort répondit par une déclaration écrite qui ne laissait subsister aucun doute sur la parfaite loyauté de Vermorel.
Arrêté à la suite du 31 octobre, Vermorel ne fut mis en liberté qu’au mois de février 1871, lorsque l’incapacité — d’autres disent la trahison — du gouvernement du quatre septembre eut rendu définitive la défaite de la France.
Après la réunion de l’Assemblée de Bordeaux, il se sentit découragé par l’audace croissante des partis monarchiques et, désespérant de la République, il conçut un instant le dessein de partir avec Avrial pour l’Amérique. Victor Considerant, à qui nous en causâmes, essaya de l’en détourner et lui conseilla de reprendre sa place dans le journalisme parisien. Vermorel partit alors en province auprès de sa mère. C’est là qu’il était le 18 mars [le 26, plutôt] quand les électeurs du 18e arrondissement le choisirent pour les représenter à la Commune. Il revint aussitôt à Paris [voir l’article précédent pour l’emploi du temps de Vermorel en mars 1871 — à Paris jusqu’au 23 ou 24, de retour de Lyon le 29].
Pendant les deux mois qui suivirent, il prit une part active aux délibérations des élus de Paris — ce qui ne l’empêchait pas de rendre de fréquentes visites aux avant-postes les plus exposés; et dès le premier jour de la « semaine sanglante » il se signalait parmi les hommes résolus qui disputèrent si courageusement la victoire aux soldats de l’armée de Versailles [ici comme dans le « cahier de Nouméa », Albert Theisz omet le passage de Vermorel, à ses côtés, par l’Hôtel des Postes le lundi 22 mai].
Le mardi, à la barricade de la rue Myrrha, il est auprès du général Dombrowski qui va se faire tuer pour répondre au reproche de trahison. Le jeudi, c’est lui qui prononce son oraison funèbre et jamais il ne fut plus éloquent [un commentaire que fit aussi Lissagaray, cité dans cet article]. Tour à tour ardent, fiévreux, amer, il n’épargne les reproches ni aux fédérés qui l’environnent, ni aux membres de la Commune ses collègues, ni à lui-même; puis il fait prévoir l’épouvantable répression qui suivra la défaite prochaine de la Commune; et sur le cadavre du soldat, au bruit de la canonnade ennemie qui se rapproche, au milieu des incendies, précurseurs de la catastrophe suprême, il affirme le triomphe futur de la Révolution sociale.
Je le revis le soir à 6 heures devant le café Bataclan sur le boulevart [orthographe déjà archaïque, pas fixée chez Theisz] Voltaire. Mon frère était avec moi [rayé et remplacé à l’encre noire par « X était avec moi »]; Jaclard et Lisbonne l’accompagnaient. Plusieurs fédérés — une vingtaine environ — nous entourèrent et nous apprirent que la barricade du Château d’Eau était abandonnée. « Eh bien! nous irons la réoccuper », leur répondit Vermorel, et tous ensemble nous gagnâmes la place du Château d’Eau [ce jeudi sur le boulevard Voltaire a été raconté par Albert Theisz, dans le cahier déjà cité et dans plusieurs articles de ce site].
La barricade était appuyée sur les deux maisons qui terminent le boulevard; au milieu un canon à moitié démonté; derrière les pavés, des morts et quelques blessés agonisant. La place était presque tout entière au pouvoir des soldats versaillais [barré et remplacé, en noir par « de Versailles »] abrités dans les Magasins Réunis, la caserne du Prince Eugène, le Café Parisien, le magasin du Pauvre Jacques. Ils tiraient en toute sécurité sur nous qui nous trouvions complètement à découvert. Le magasin du Grand Turgot était en flammes, et près de nous brûlait la maison qui fait le coin du boulevard du Temple.
En un instant, nous fûmes le centre d’un arc immense de fer et de feu. Les balles sifflaient à nos oreilles et brisaient avec des craquements lugubres les volets de fer dans lesquels elles pénétraient. Les nôtres tombaient sans qu’il leur fût possible d’envoyer un coup de fusil. Un jeune homme, pris d’une sorte d’exaltation furieuse, était debout sur la barricade et provoquait les soldats qu’il traitait de lâches. Il leur criait que son père se trouvait parmi les morts couchés derrière nos pavés.
— Sommes-nous là, nous dit mon frère [Frédéric Theisz, qui n’est plus « X »], pour nous faire tuer jusqu’au dernier? Dans ce cas, n’en parlons plus et attendons la mort — ce ne sera pas long. Mais si nous croyons être plus utiles dans un endroit où l’on peut se battre, retirons-nous. Nous avons fait notre devoir; rester plus longtemps serait un suicide.
— Le croyez-vous, nous dit Vermorel?
Jaclard, Lisbonne et moi, nous répondîmes affirmativement. Vermorel, se retournant alors vers le jeune homme qui était monté sur la barricade, l’adjura de nous suivre; toutes les paroles furent inutiles, il n’entendit même pas. Il était le dernier survivant des fédérés qui nous avaient accompagnés; une balle vint mettre fin au débat en le jetant au pied de la barricade. Jusque là, notre petit groupe avait échappé miraculeusement à la fusillade.
Tristement, à pas lents, nous remontâmes le boulevard Voltaire. Je marchais avec Vermorel, Jaclard avec mon frère [rayé X…], Lisbonne venait le dernier. Au moment où nous traversions la rue des Fossés du Temple [Amelot], mon frère [X…] se retournant nous fit remarquer que Lisbonne était blessé; et en effet nous le vîmes glisser sur la muraille puis se traîner à quatre pattes. Vermorel nous dit: « Il est venu avec moi; je ne l’abandonnerai pas quoi qu’il arrive. — J’irai avec vous », lui répondis-je. Et tous quatre nous revînmes sur nos pas. Vermorel prit Lisbonne sous le bras gauche; je le soutins du côté droit, et lentement, comme l’exigeait l’état du blessé, nous nous remîmes en route.
La fusillade, une fusillade furieuse, nous poursuivait. Nous parvenons de nouveau à l’angle de la rue des Fossés du Temple [cette fois, corrigé en noir, Amelot] près d’un escalier avec rampe en bois qui conduisait à un établissement de vins ayant pour enseigne « Aux deux pierrots ». — Par la rue des Fossés du Temple [rayé Amelot], m’écriai-je. Mais au moment même où nous allons la gagner, Vermorel lâche le bras de Lisbonne et s’accroche à la rampe de bois en disant: « Je suis mort! » Une balle venait de lui traverser la cuisse, près de l’aine.
Jaclard et mon frère [X…] le reçoivent dans leurs bras et l’accompagnent dans la rue des Fossés du Temple vers le passage du Jeu de Boules. « Ne me laissez pas seul », me dit Lisbonne. Et, sur ma promesse, il me demande de faire le possible pour parvenir à une petite voiture qui se trouvait près du passage.
Heureusement, les fédérés viennent à notre secours. Les uns m’aident à transporter Lisbonne dans la voiture à bras qu’ils emmènent, les autres fabriquent pour Vermorel une sorte de brancard avec des fusils mis en travers et des volets.
Ces fédérés accompagnaient-ils Delescluze? Je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est qu’un instant après j’aperçus le vieux démocrate traversant le passage où nous étions réfugiés. Je l’appelai pour lui dire que Vermorel et Lisbonne étaient grièvement blessés. Il vint à Vermorel, lui parla d’une voix brève et résolue, lui pressa la main puis, après avoir serré celle de Jaclard, poursuivit sa route et marcha courageusement à la mort.
Quant à nous, arrivés rue de Malte, nous dûmes réquisitionner un matelas pour couvrir le brancard improvisé qui faisait horriblement souffrir notre blessé. Puis, dans une ambulance voisine — au coin de la rue Folie-Méricourt et ce celle des Trois bornes, une jeune femme, en l’absence du médecin, lava la blessure, ce qui nous permit de gagner sans trop de peine la mairie du XIe arrondissement. Là un pharmacien quelconque décoré du titre de chirurgien-major, se mit en devoir d’extraire la balle qui avait traversé la cuisse de Vermorel; ce ne fut que sur l’observation de mon frère [de X…] qu’il s’aperçut de sa méprise.
Avrial, qui arrivait, je crois, de la place de la Bastille, ayant appris que Vermorel, pour lequel il avait une grande amitié, était blessé, vint aussitôt se mettre à sa disposition [Avrial et Vermorel ont eu le temps de faire connaissance, au moins, pendant le même séjour de juillet-août à Sainte-Pélagie]. Le jeune membre de la Commune [Vermorel n’a qu’un an de moins que Theisz] reçut aussi la visite de ses collègues présents à la mairie [Avrial, élu du onzième, est là « chez lui »], entre autres Ferré auquel il dit en l’embrassant: « Vous voyez que les membres de la minorité savent se faire tuer pour la cause du peuple. — Les membres de la majorité ne manqueront pas davantage à leur devoir », répondit Ferré.
[La phrase suivante est rayée: Tous deux sont morts pour la Révolution.]
Vermorel, qui craignait que la mairie ne fût prise dans la nuit par les soldats de Versailles, ne tarda pas à me demander de l’en faire sortir. « La mort ne m’effraie pas, ajoutait-il, mais je frémis à l’idée de tomber vivant entre les mains de mes ennemis, d’être martyrisé, égorgé par eux… » Et tant bien que mal, il m’indiquait l’adresse du père d’Olivier Pain qui, le matin même, avait donné asile à son fils blessé près de Cournet et de Vermorel sur cette même place du Château d’Eau.
Avrial, Jaclard, mon frère [X…] et moi, nous repartîmes, suivis de quelques fédérés qui portaient le brancard où l’on avait replacé notre cher blessé. Nous allions, sans renseignements précis, nous adressant pour en avoir à des gens affolés de terreur. Enfin nous arrivons à la demeure indiquée; mais nous y recevons un accueil qui nous décourage et nous crée de nouveaux embarras. Fort heureusement pour nous, une bonne femme [je comprends femme bonne] nous vint en aide, nous offrit son logement et nous promit de soigner notre malade, en proie à une fièvre violente. La nuit était bien avancée lorsqu’il fallut nous résigner à l’abandonner. Je n’oublierai jamais avec quelle poignante tristesse nous lui dîmes un dernier adieu.
En rentrant à la mairie du XIe arrondissement nous apprenons la mort de Delescluze: « Est-il possible, s’écria Jaclard, que nous n’ayons pas songé à l’empêcher de se suicider? »
Peu de temps après — j’étais encore à Paris [caché] — je lus dans les journaux le bruit de l’arrestation de Vermorel dénoncé, dit-on, par un petit journaliste du National, j’appris son transfert à Versailles malgré la gravité de sa blessure, et enfin, sa mort.
Tels furent ses derniers moments. Il semble que cette fin héroïque devrait imposer silence aux calomniateurs.
Écrivain de valeur, homme politique instruit, si Vermorel avait pu se résoudre à rester, pendant l’Empire, dans les rangs de l’opposition honnête et modérée, il eût eu sa place au gouvernement. Il serait aujourd’hui peut-être préfet, fonctionnaire important et considéré. Il n’en fit rien. Il osa placer la question politique sur le terrain socialiste; il osa reprendre la tradition des insurgés de Juin contre les pseudo-républicains; il osa demander des comptes à MM. Jules Favre, Havin [qui fut directeur du Siècle], E. Ollivier, etc. aussi bien qu’à l’Empire.
Ce fut assez pour qu’on l’accusât d’être un vendu, un mouchard et un lâche. Or ce vendu se ruina et compromit la modeste fortune de sa mère pour faire face aux engagements qu’il avait contractés lors de la chute du Courrier français. Ce mouchard eut pour récompenses la prison sous l’Empire et sous le gouvernement du quatre septembre. Ce lâche mourut en héros pour la République.
A.Theisz
Livre utilisé
Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel), Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
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Le dessin de couverture représente le théâtre Bataclan, devant lequel débutent les allées et venues sur le boulevard Voltaire décrites par Theisz. Il est dû à Léon Leymonnerie, et je l’ai trouvé sur le site du musée Carnavalet, et plus précisément là.