Note: ceci est une ébauche, une première recherche, avant un texte beaucoup plus précis sur la semaine sanglante et ses morts, qui paraîtra dans quelques mois. Ajouté le 6 mars 2020.

Voir, donc, mon livre, La Semaine sanglante, légendes et comptes, Libertalia, 2021. Ajouté le 12 février 2021.

Dans les dernières années s’est développé un révisionnisme dont je regrette qu’il ait une telle audience et… si peu de contradicteurs — pourtant, beaucoup de mes amis s’en plaignent!

J’ai déjà consacré un article au traitement de « la barricade des femmes », en particulier par un des chefs de file de ce courant, Robert Tombs, dans son livre Paris, bivouac des révolutions. Dans un autre article, j’ai protesté (avec arguments) contre une appréciation « légère » du nombre de membres de la Commune sur les barricades par un autre historien (si respecté, en particulier de moi, que je n’avais même pas écrit son nom).

À titre d’introduction à cette série de cinq articles, dont les quatre suivants seront consacrés au décompte des morts de la Semaine sanglante, voici un autre exemple.

Tous les témoignages de mai et juin 1871, journaux versaillais, témoins communards, s’accordent sur l’amplitude des massacres. Et ce que disent ces témoignages est proprement incroyable. Par exemple, dans un quotidien (réactionnaire, le 31 mai 1871, il n’y en avait pas d’autres…):

On voyait hier sur la Seine une longue traînée de sang suivant le fil de l’eau et passant sous la deuxième arche du côté des Tuileries. Cette traînée de sang ne discontinuait pas.

La Petite presse, 31 mai 1871, p.2

Et Élie Reclus (La Commune au jour le jour, p.380), en date du 27 mai, raconte:

Les gens du quartier commencent à sortir, ils vont prendre connaissance de ce qui se passe au dehors. Ils reviennent avec des récits épouvantables. La berge du fleuve est parsemée de cadavres, les rues aussi. Dans certaines cours, des corps morts sont amoncelés. On emporte les carcasses par charretées pour les enfouir dans des fosses profondes qu’on recouvre de chaux vive ; ailleurs on les asperge de pétrole puis on les brûle ; on a vu un convoi de dix à douze omnibus remplis de débris humains.

Un ami qui nous apporte des renseignements montre les semelles de ses bottines imprégnées de sang…

Des deux côtés de la Seine un filet rouge coule le long des berges.

C’est incroyable.

« Littéralement impossible », dit Robert Tombs (Paris, bivouac des révolutions, p.361).

Peut-être a-t-il fait des calculs, utilisant des notions avancées de mécanique des fluides et qui montrent que c’est impossible. Il n’en parle pas, se contentant de cette affirmation… péremptoire.

L’adverbe « littéralement », s’il a peu de signification, renforce ce côté péremptoire, mais ne remplace ni une explication, ni, encore moins, une démonstration — que je n’ai pas, moi, les connaissances mathématiques suffisantes en mécanique des fluides pour fournir ou infirmer. Et il interdit la discussion.

Du révisionnisme

Si j’ai détaillé cet exemple, c’est, je l’ai dit, en introduction au révisionnisme. L’absence de rigueur est ici flagrante, puisqu’aucun argument n’est donné.

Le journal (réactionnaire) écrit dans le feu (c’est le cas de le dire) de l’action, Élie Reclus n’est pas homme à raconter n’importe quoi. La précision de l’information, telle qu’apportée par La Petite presse, semble un élément de vérité.

Permettez-moi une parenthèse qui pourra sembler hors sujet. Je me souviens d’avoir été frappée, en lisant un témoignage (rare, puisque publié dès 1947) d’un déporté d’Auschwitz, que cet homme ait fait contrôler ce qu’il écrivait par des amis déportés (il s’agit des textes de Marc Klein dans le livre collectif De L’université aux camps de concentration). Pour lui qui l’avait vécu, déjà, deux ans après, c’était si incroyable qu’il craignait qu’on ne le crût pas. Fin de la parenthèse.

C’est ainsi que peut fonctionner le révisionnisme, ici aussi : c’est incroyable, donc c’est impossible, donc ce n’est pas vrai.

Prochain article: compter les morts

*

Pour la couverture de cet article, j’ai rephotographié une photographie non datée d’un vieux livres d’images du siège et de la Commune, le tout sans nom d’auteur, pour le plaisir de vous montrer, non une traînée de sang dans la Seine, mais le vieux pont du Carrousel (d’avant 1935), bien plus élégant que l’actuel.

Livres évoqués

Tombs (Robert)Paris, bivouac des révolutions La Commune de 1871, Libertalia (2014).

Lefrançais (Gustave)Étude sur le mouvement communaliste, suivi de La Commune et la Révolution, avec une préface de Jacques Rougerie, Klincksieck (2018).

De l’Université aux Camps de Concentration Témoignages strasbourgeois, Presses universitaires de Strasbourg (1947).