Voici un article paru dans Le Radical le 3 février 1897. Il complète un article paru il y a déjà un moment sur ce site. Et les deux articles sur La Semaine de Mai, (ici et ).

LE MUR DE CHARONNE

L’an dernier, presque à pareille époque, des ouvriers qui travaillaient avenue Henri-Martin mirent au jour, presque à fleur de terre, des squelettes recouverts encore de lambeaux d’étoffe. Il n’est pas rare, lorsqu’une tranchée quelconque est ouverte dans le sol du vieux Paris, que la pioche heurte un crâne ou un tibia. Nombre de cimetières ont été abandonnés, et Paris est bâti sur un gigantesque tombeau. Les charniers pullulaient encore au dix-septième siècle dans la capitale. Plusieurs d’entre eux sont restés célèbres. Il suffit de citer le charnier des Innocents. Mais dans les quartiers neufs, rien de semblable n’a existé. Au temps où l’on descendait encore les cadavres dans les fosses où ils pourrissaient, les limites de la cité étaient resserrées dans un assez petit périmètre, et le Paris moderne était à l’état de champs cultivés et déserts.

Les ossements de l’avenue Henri-Martin n’appartenaient pas à nos aïeux. Ils étaient de date récente et facilement reconnaissables du reste. Les boutons que l’on trouva en assez grand nombre autour d’eux, indiquaient clairement que les hommes dont on venait de découvrir les restes étaient des fédérés de la Commune, enfouis là pendant l’effroyable bataille des rues, baptisée pour l’histoire future du nom de Semaine Sanglante.

Semblable découverte vient d’être faite, plus saisissante encore, au milieu de ce quartier de Charonne qui vit les les dernières convulsions de l’insurrection expirante. Derrière le Père-Lachaise, au Mur légendaire, non loin de la gare du chemin de fer de Ceinture, existe un vieux cimetière désaffecté, le cimetière de la vieille église Saint-Germain, qui date du quinzième siècle. On résolut, il y a quelque temps, de sacrifier définitivement une partie de ce cimetière, d’y creuser un réservoir pour les eaux de la Marne. Et la pioche fit encore là de lugubres trouvailles.

Ce fut cette fois tout un immense charnier, où les squelettes étaient accumulés par centaines. Ce n’étaient plus quelques morts isolés, ramassés après la lutte derrière une barricade, ensevelis hâtivement avant la décomposition. On avait dû verser là des tombereaux de cadavres. Les centaines succédaient aux centaines. On en compta bientôt huit cents, que l’on aligna les uns près des autres, drapés dans leurs uniformes déchirés et troués, la tête encore recouverte, pour quelques-uns du moins, du képi fédéré.

On fit rapidement disparaître cet épouvantable tableau. Une fosse nouvelle fut creusée, adossée, ironie des choses, au mur du presbytère. Quelques piquets indiquent seuls l’emplacement du dernier champ de repos de ces morts inconnus.

Ce quartier de Charonne fut un des plus cruellement décimés dans l’épouvantable répression qui suivit la prise des faubourgs. Charonne fut occupé le samedi de la Semaine de Mai. Des deux côtés, la rage de la lutte avait atteint son paroxysme. Les incendies flambaient encore. La veille, non loin de là, les otages de la rue Haxo avaient été fusillés. Les canons du Père-Lachaise grondaient. Tout ce qui était pris était passé par les armes. Longtemps, les habitants de ce quartier entendirent, la nuit, craquer les mitrailleuses. On exécutait en masse, sans jugement bien entendu, et l’on enfouissait en masse aussi. Ces huit cents cadavres pour un seul coin de cimetière perdu disent assez quelle fut la répression pour tout Paris.

Coupable ou non, un homme prisonnier était un homme mort. Et cela en vingt endroits, dans ces abattoirs lugubres qui avaient pris le nom de cours martiales, à l’École militaire, au Châtelet et à la caserne Lobau; au Luxembourg, au Panthéon, au Père-Lachaise, aux Buttes-Chaumont. Longtemps on voulut nier, honteux de cette montagne de morts, en disproportion avec la durée de là lutte. Pelletan fit le premier, dans son beau livre de la Semaine de Mai, le compte des exécutés. Il arriva à vingt mille. Ce que l’on vient de trouver pour une seule fournée lui donne raison, si le chiffre n’a pas été surpassé.

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Le Mur du Père-Lachaise n’est plus aujourd’hui le seul charnier où l’on puisse aller, aux jours anniversaires, faire le pieux pèlerinage. Le Mur de Charonne lui fait pendant. Ces hauteurs des Buttes-Chaumont et du Père-Lachaise sont du reste plein[e]s de souvenirs. Nous parlions hier, à propos de cette vieille fleuriste qui fut cantinière fédérée, et que l’on avait prise pour l’ex-comtesse de Patré, ancienne maîtresse de l’empereur Napoléon III — on alla jusqu’à dire que les scellés avaient été apposés chez elle en vue de rechercher les papiers d’État qu’elle pouvait posséder ! — du mur de la rue des Bois, à Belleville, célèbre, lui aussi, dans les fastes de la répression, et contre lequel avait été adossé l’enfant de la « comtesse », un gamin de neuf ans, que l’on trouva, en fin de compte, trop jeune pour la fusillade.

On exécuta aussi en masse contre ce mur, comme on exécuta en masse contre le mur du jardin du Luxembourg, le mur de la terrasse circulaire où commence la grande allée de l’Observatoire. C’est au pied de l’un des lions de pierre que fut fusillé Tony-Moilin. En furetant bien le long de ce mur, on reconnaît facilement la trace des balles aux déchirures, raccommodées, du soubassement et des colonnes. Les morts furent enterrés dans les pelouses qui entourent le bassin central, pêle-mêle avec d’autres morts du Panthéon et des rues voisines. C’est là que doit être Raoul Rigault.

Le nombre des cadavres ainsi enfouis, évalués par Pelletan à vingt mille, qui le saura jamais ! Le square de la Tour Saint-Jacques, où quelques jours après la lutte, « les bras sortaient de terre », en est plein lui aussi. D’immenses tranchées furent ouvertes partout, à Montparnasse, à Montmartre, à Passy, dans les terrains vagues autour de Paris. Le nombre de ces dernières victimes, à peine recouvertes de terre, fut si considérable, qu’au-dessus des fosses, la nuit, d’énormes vapeurs bleuâtres, sinistres feux-follets, dansaient. Flammarion le signale dans un de ses livres, au point de vue purement scientifique. Les huit cents fédérés du Mur de Charonne nous ont rappelé ces effroyables histoires.

MAXIME VUILLAUME

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J’ai déjà utilisé la photographie, que j’avais faite à l’époque, dans l’article de 2016 consacré à ce mur du cimetière de Charonne.