Je reprends ici l’article de Marius Roux dans Le Rappel du 8 août 1870. Le procès de Blois tire à sa fin. Voici Eugène Protot, jeune avocat (il a trente et un an), qui sera dans quelques mois le délégué à la Justice de la Commune, qui défend Edmond Mégy, jeune accusé du procès de Blois (il a vingt-six ans).
Nous l’avons vu dans un article précédent, lui-même avait été, quelques mois plus tôt, arrêté (après son client) et conduit à Mazas.
*
Le dernier avocat qui se présente à la barre aujourd’hui est Me PROTOT, le défenseur de Mégy. Il s’exprime en ces termes:
« Que de cruelles préventions se sont élevées contre cet infortuné; la passion politique en a fait un coupable qu’il faut punir à tout prix; mais vous dégagerez de ces débats la question politique avec laquelle vous ne sauriez rendre qu’un verdict d’équité.
La vie de Mégy est sans incident; c’est la vie simple et calme d’un vaillant ouvrier qui s’est voué à l’amour profond du travail.
En 1865, Mégy est, en Égypte, victime d’un guet-apens. Un ancien zouave, aventurier, s’introduit chez lui, vole 800 fr., un fusil Lefaucheux et autres objets. Mégy, pour se défendre contre pareille tentative, achète un pistolet et le pend au chevet de son lit.
Il revient en France et rapporte cette arme, qu’il remet à la même place, et l’arme reste là toujours.
Le ministère public a lu certaine pièce de vers, élucubration de la vingtième année, et tire de cette pièce les arguments les plus graves. Cela n’est pas sérieux et s’il était besoin d’opposer pièce à pièce, je citerais ces réflexions jetées sur le papier dans les heures de méditation, et dans lesquelles Mégy, faisant le tableau de la société moderne, ne voit qu’une porte de salut pour tous: l’instruction.
Le 7 février, Mégy assistait à cette réunion dans laquelle Flourens proclama la révolution en permanence, Mégy a-t-il, comme la plupart de ceux qui écoutaient Flourens, subi le vertige d’une situation entraînante? Non, les larmes aux yeux, il est rentré chez lui, déplorant la résolution irréfléchie de son ami qui perdait la cause de la démocratie. — Son concierge atteste ce fait.
Le lendemain, à son domicile, 78, rue des Moines, un commissaire de police suivi de ses agents, vient heurter à sa porte à cinq heures et demie.
Le commissaire de police est porteur d’un mandat de justice décerné contre Mégy, prévenu « d’attentat contre la sûreté de l’Etat ». — Que fournit l’enquête faite à ce sujet? Rien, rien.
Pourquoi l’a-t-on retenu ? Parce qu’il a commis cet homicide? parce qu’il a été illégalement arrêté.
L’illégalité de l’arrestation est surabondamment démontrée d’abord par ceux qui l’ont opérée.
M. Dorville, commissaire de police, déclare être parti de la Préfecture à cinq heures.
Ceux qui l’accompagnent le déclarent comme lui. — De la Préfecture à la rue des Moines, un fiacre ne met pas plus de vingt-cinq minutes. « Le cocher s’est égaré », disent-ils.
Allons donc! Comment supposer que les agents, Petit-Colas entre autres, qui ont souvent affaire aux Batignolles; comment supposer que ces messieurs, qui connaissent leur Paris sur le bout des doigts, se soient laissé égarer?
Que nous représente l’instruction? rien, rien que la déclaration de M. Dorville.
Pourquoi n’a t-on pas entendu les voisins? Vous les avez entendus tous ces voisins qui, par nécessité, se lèvent à cinq heures, cinq heures et demie, devant se rendre au travail avant six heures; tous sont d’accord sur l’heure où l’événement a eu lieu.
Comment les faits se sont-ils passés?
Il est bien démontré que Mégy laissait la clef sur la porte depuis le jour où son contremaître, qui venait le prendre de bonne heure, fut invité à ne pas faire si grand bruit dans la maison pour réveiller son voisin qui a le sommeil profond.
La clef est sur la porte. Que font les agents ?
Ils ouvrent et font irruption.
Il n’est pas exact de dire que le commissaire a frappé et attendu. Mégy n’a pas répondu.
Tous les témoins rapportent qu’ils n’ont pas entendu Mégy, et tous affirment qu’ils ont perçu le bruit d’une porte battant contre la muraille, et immédiatement après l’explosion de l’arme, sans pouvoir placer une réflexion entre le bruit et la détonation.
Du reste, c’est là la façon de procéder des agents. Une pièce de la procédure qui rapporte l’arrestation de l’accusé Pasquelin fait connaître que le commissaire a invité le concierge à l’annoncer comme un de ses amis. Le concierge jette à travers la porte le nom connu d’un ami de Pasquelin; celui-ci ouvre, les agents se précipitent et s’emparent de lui.
M. Dorville et ses agents n’ont pas procédé autrement. La clef est sur la porte; ils ouvrent et se précipitent.
Mégy, réveillé en sursaut, ne se rendant pas compte de ce qui se passe, croyant à une agression, s’empare à la hâte de son arme, saute du lit et fait feu.
Le commissaire et les agents se retirent et vont requérir main-forte. — Si Mégy avait été habillé, il pouvait fuir. Non, il était en chemise. — Il pouvait aussi, quand les agents sont revenus, faire une nouvelle victime.
Mais alors il comprend ce qui s’est passé. Il sait qu’il n’a pas eu à subir une agression de malfaiteurs, qu’il a à répondre à un mandat de justice et il se rend.
Les agents s’emparent de lui, le brutalisent, le frappent. Le commissaire de police est forcé d’intervenir pour faire cesser leurs mauvais traitements. — C’est les poings meurtris, les cheveux arrachés, la figure en sang, que Mégy est immédiatement transporté devant le juge qui l’interroge. — Le juge interroge cet homme, furieux, aliéné, qui répond par des invectives : « Vous êtes donc bien honteux, que vous arrêtez les gens de nuit… etc. » — Ce sont là des griefs qu’on relève aujourd’hui contre lui. Mais le calme revenu, la folie dissipée, Mégy n’invective plus, il se contente de se renfermer dans le mutisme le plus complet et refuse de signer tout interrogatoire. »
Après avoir bien établi que les agents ont fait irruption chez Mégy et que l’événement se passe à cinq heures et demie, au dire de tous les témoins, le défenseur aborde la thèse de la résistance légale :
« II n’est personne aujourd’hui qui ne convienne que la liberté individuelle est le plus précieux des biens. C’est à elle, qu’on attribue justement la sécurité, le bonheur intime des familles. On la confond ainsi avec la civilisation elle-même, dont la plus haute expression est le caractère sacré du foyer, l’inviolabilité du domicile. Dans la plupart des États de l’Amérique du Nord, la maison de tout citoyen est ce que lord Chatham a dit de la maison d’un Anglais, une forteresse où le plus puissant souverain ne peut entrer sans la volonté du maître. Et qu’on n’objecte pas que cette sanctification du foyer peut favoriser les projets des factieux et compromettre la sûreté des gouvernements. Les grands et petits publics appellent seuls les grands moyens de salut. Les gouvernements populaires ont leurs lois des suspects, les monarchies proclament l’état de siège. Mais hors ces cas exceptionnels, les magistrats doivent maintenir l’ordre public et procéder à la constatation des délits sans porter atteinte aux libertés publiques.
Lorsque l’assemblée nationale eut à promulguer les lois protectrices de la liberté individuelle, chacun de ses membres avait été témoin des attentats les plus odieux aux personnes. Et qui étaient les auteurs les plus fréquents de ces crimes? les premiers magistrats du royaume eux-mêmes. Tout le monde se souvenait qu’un ministre, Lavrillière avait délivré à lui seul 50,000 lettres de cachet. Les cahiers des états généraux réclamèrent des garanties pour la liberté individuelle.
Les documents législatifs concernant l’inviolabilité du domicile sont l’article 359 de la Constitution du 5 fructidor an III et l’article 76 de la Constitution de l’an VIII. Ce dernier article est ainsi conçu :
La maison de toute personne habitant le territoire français est un asile inviolable.
Pendant la nuit, nul n’a le doit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison.
Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi ou par un ordre émané d’une autorité publique.
Toutes les Constitutions qui ont suivi ont garanti l’inviolabilité du domicile.
On oppose au texte si formel de l’acte constitutionnel de l’an VIII une disposition du code d’instruction criminelle qui n’a pu lui apporter aucune modification. »
Me PROTOT examine la jurisprudence et les doctrines des jurisconsultes. Il établit que les citoyens peuvent repousser par la force les officiers de police judiciaire qui s’introduisent la nuit dans leur domicile.
Ce n’est pas glorifier le meurtre légal que de soutenir cette thèse juridique, c’est prévenir l’attentat le plus dangereux et le plus injustifiable.
Me Protot termine ainsi la défense de son client :
« Vous n’êtes pas seulement des juges, vous êtes aussi des citoyens. Juges, vous avez le devoir d’observer et de faire observer les lois ; citoyens, vous avez à sauvegarder le dépôt le plus précieux que nous aient légué nos ancêtres. C’est à vous maintenant de faire acte d’indépendance et de justice. Vous allez prononcer entre le Parquet de la haute cour et la foule unanime des jurisconsultes et des publicistes défenseurs des institutions nationales.
Il ne peut s’agir ici ni de l’ordre public ni de raison d’État; quels que soient les faits politiques objets de ce procès, il ne doit exister en ce moment dans vos cœurs d’autre sentiment que le ferme désir d’opposer une résistance efficace aux envahissements tous les jours de plus en plus redoutables de l’arbitraire.
Je suis sûr de ne pas faire une vaine complication d’audience en affirmant que tous ceux qui en France sont sincèrement attachés aux principes les plus élevés de notre société attendent avec anxiété votre verdict. C’est qu’en effet, messieurs, la liberté individueIle est la seule épave qui émerge du gouffre où sont tombées toutes les libertés publiques. Anéantie en fait par les abus quotidiens de l’autorité, elle serait en droit par la consécration formelle qu’elle a reçue de toutes les chartes publiques et de toutes les lois spéciales depuis quatre-vingts ans. Nous avons perdu toutes nos autres conquêtes civiles, mais la liberté individuelle reste intégralement debout.
Eh bien! on vous demande aujourd’hui d’en finir avec elle, on vous demande de nous faire regretter les législateurs du droit divin et de la terreur blanche. On veut ainsi que vous vous souveniez que vous êtes des juges d’exception, des juges politiques, on veut que vous frappiez dans Mégy le parti politique auquel il appartient. C’est le vœu, le plus ardent de M. l’avocat général.
Messieurs les jurés, j’ai une confiance entière dans votre équité, et je ne vous ferai pas l’injure de vous exhorter à repousser ces sollicitations. Il y a longtemps qu’elles sont sorties de vos mémoires. Vous allez acquitter Mégy, vous allez rendre à ces vieux parents leur enfant le plus aimé. Je suis sûr de votre verdict parce que je sais que vous allez entrer dans la salle de vos délibérations, libres de toutes préventions contre les accusés, insoucieux de tout intérêt de parti, et résolus à mettre au-dessus des excitations et des haines politiques le culte exclusif de la justice, la soumission aux lois. »
Ua murmure flatteur, parti des bancs de la défense, accueille les dernières paroles du jeune maître qui, à force d’éloquence, de science et de bon sens, vient de conquérir une place marquée dans la vaillante phalange du barreau de Paris. Les confrères de Me Protot se lèvent, vont à lui, et l’on échange force poignées de mains.
L’attitude de Mégy a été fort remarquée. Il a quitté cette allure insouciante, qui est celle de son âge, après tout; et c’est d’un air grave, réfléchi, qu’il suit la discussion de son défenseur.
Mégy n’a que 25 ans, il est grand et fort.
La tête est fine et intelligente, « C’est un profil de race », disent les dames de Blois qui ont dévalisé les marchands qui vendent les photographies des accusés.
*
Eugène Protot avait ainsi conquis une place marquée, croyait le journaliste. Les haines contre lui ont été bien tenaces, après la Commune, si tenaces que, rentré en France après l’amnistie des communards, il ne réussit jamais à se faire réintégrer au barreau.
L’image de l’arrestation d’Eugène Protot, que j’avais déjà utilisée en son temps, vient toujours du Monde illustré daté du 7 mai 1870, et elle est toujours sur Gallica, là.
Cet article a été préparé en avril 2020.