L’article de Maxime Vuillaume que voici, consacré aux bombes du complot, oui, celles du complot du procès de Blois, celles que nous avons copiées en leur temps à la une du Figaro, est paru, dix-huit ans après, dans Le Radical, le 17 août 1888. Le registre comique utilisé est assez rare sur ce site, mais cet article est bien la suite de celui sur le procès de Blois.

A PROPOS DE BOMBES

Sigismond-Pandolfe Malatesta, seigneur de Rimini, le brillant condottiere dont le Pisanello sculpta le délicat profil sur ses médailles immortelles, fut, dit-on, l’inventeur des bombes explosives.

Du treizième au seizième siècle, les Malatesta ont laissé comme une traînée de lumière sur cette époque d’une incomparable grandeur artistique. Alliés aux Este, aux Sforza, vainqueurs des Gibelins de Ravenne, l’antique cité des exarques byzantins, le nom des Malatesta est à jamais attaché aux plus hauts faits de l’histoire de l’Italie au moyen-âge et au commencement de la Renaissance.

Rapprochement curieux, la traduction littérale de leur nom « Malatesta » est, à vrai dire : « mauvaise tête », « tête brûlée », un beau nom pour l’inventeur des bombes incendiaires.

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Il y a moins de vingt ans, un nom, moins aristocratique à la vérité, mais qui eut, lui aussi, son heure de célébrité, était dans toutes les bouches. Le fondeur Lepet joua en effet un rôle important dans la conspiration connue sous le nom de complot de Blois.

J’ai eu la curiosité de rechercher à la Bibliothèque nationale le fameux numéro du Figaro, qui donnait, le 2 mai 1870, le « dessin détaillé » des bombes commandées à Lepet par Roussel et B[e]aurie [celles que nous avons ici en couverture — Maxime Vuillaume n’avait pas Gallica], et de relire les récits fantastiques publiés sur l’attentat plébiscitaire aux jours de Sa Majesté.

L’engin, que je n’avais point remarqué jadis, est, ma foi, fort curieux. Imaginez un récipient de fonte, destiné à être empli de substances explosibles, et amorcé au moyen de tubes de verre renfermant des matières inflammables au contact, pouvant être brisés par une disposition simple et ingénieuse à la fois.

Engin très maniable, n’offrant aucun danger pour celui qui le porte, terrible à l’explosion : telle était la bombe Lepet, celle du moins que décrivait le Figaro, et qui me semble avoir été textuellement copiée, pour les besoins de la cause, sur les torpilles Jacobi, utilisées pour la première fois par le célèbre professeur russe lors du siège de Sébastopol.

Cette bombe fut-elle jamais construite, on l’ignore? La chute de l’Empire, survenue quelques mois seulement après cette aventure, coupa court aux révélations qui eussent pu surgir à la suite du procès de Blois, et il ne reste plus aujourd’hui que de vagues souvenirs de cette époque, que recouvre déjà un linceul d’oubli immérité. Toute la fleur du brillant parti républicain des derniers jours de l’Empire avait cependant été enveloppée dans la prétendue conspiration. Avrial, Camélinat, Flourens, Jaclard, Protot, Varlin [là, il y a une confusion entre ceux qui ont été arrêtés pour « le complot » et jugés à Blois et ceux qui ont été arrêtés à cause du manifeste antiplébiscitaire et jugés à Paris au troisième procès de l’Internationale, sans parler de ceux qui n’ont pas été arrêtés parce qu’ils avaient quitté la France, comme Flourens dans le premier groupe et Varlin dans le deuxième], et tant d’autres, furent arrêtés. Lagrange et Clément, le même qui « opérait » ces jours derniers aux obsèques d’Eudes [Émile Eudes est mort quelques jours plus tôt, le 5 août 1888, et ses obsèques ont été l’occasion de grandes bagarres dans un considérable déploiement policier], furent les limiers infatigables qui flairèrent de loin et suivirent à la trace l’odeur de la bombe Lepet.

Lorsque l’on vint annoncer à Sa Majesté les premiers résultats de l’enquête sur le complot, l’histoire rapporte qu’elle daigna éclater… de rire, en entendant prononcer le nom de l’inventeur du terrible et inoffensif engin, qui, elle le savait bien, devait faire plus de bruit que de besogne. Les bombes Lepet? Autant en emportait le vent !

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Il n’en avait point été de même des bombes Orsini. Les détails de l’attentat de l’Opéra [l’attentat de Felice Orsini contre Napoléon III avait eu lieu le 14 janvier 1858] sont restés gravés dans toutes les mémoires, et la figure du bouillant révolutionnaire italien se détache, entouré d’un nimbe sanglant, sur le fond obscur des premières années de l’Empire.

Malgré l’admirable plaidoirie de Jules Favre, qui restera comme l’un des plus beaux morceaux d’éloquence de la tribune française, Orsini monta, le 13 mars 1858, sur l’échafaud, couvert du voile des parricides. Devant la cour d’assises, il avoua tout, et déclara qu’il avait apporté lui-même d’Angleterre les engins explosibles. Sa mort fut héroïque, comme l’avait été sa vie, toute de luttes et de souffrances. « Du calme ! » répétait-il à son camarade Piéri, en gravissant les marches de la guillotine.

Quelques jours après, Napoléon III ouvrait la séance annuelle des Chambres, et prononçait ces paroles fatidiques qu’il ne savait point devoir lui être appliquées plus tard : « Dieu permet quelquefois la mort du juste, mais il ne permet jamais le triomphe du crime », prélude de la loi de sûreté générale et des transportations sans jugement.

Et, puisque nous sommes sur le chapitre d’Orsini, sans nous attacher à rechercher ce que l’attentat de l’Opéra pouvait avoir d’héroïque ou de blâmable en soi, il est difficile de nier cependant qu’il pouvait être la source d’événements sans nombre. C’est la théorie des petits côtés de l’histoire, qui peuvent à tout instant dévier, en avant ou en arrière, la marche de l’humanité.

Qu’un seul éclat de l’une des bombes d’Orsini eût, en s’abaissant de cinq centimètres, troué la face de l’empereur au lieu de crever simplement son chapeau, comme on l’a raconté, et la carte de l’Europe était changée. Napoléon mort en 1858, plus d’Italie unifiée, plus de Sadowa peut-être, point d’invasion, point d’Allemagne. On se prend parfois à songer. Si la bombe d’Orsini avait obéi à son maître ?

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De Malatesta et d’Orsini à l’humble Lepet, l’histoire des bombes est tombée dans la plus banale vulgarité. On l’eût cru à jamais enterrée dans l’oubli si l’indévissable Clément, l’homme du procès de Blois et de l’arrestation de Protot en 1870, policier encore en honneur sous la République dont il a, il y a vingt ans emprisonné les défenseurs, n’avait inventé à nouveau, pour les obsèques d’Eudes, la bombe dont il a été grandement question ces jours derniers, et que M. Girard analyse dans le profond secret de son laboratoire municipal.

Voyons, dites-nous un peu ce qu’il y a dans cette boîte à sardines? Vous affirmez qu’elle aussi, à l’exemple de la bombe du complot de Blois, contient une matière extrêmement détonante — comment le savez-vous, si elle, n’a point encore détoné et si votre analyse n’est même point commencée? — et qu’elle renferme des tubes de verre disposés pour son inflammation. Des tubes de verre! Hum ! cette bombe m’a l’air de ressembler furieusement aux engins Lepet? L’ami Clément ne l’aurait-il point, par hasard, retrouvée dans un stock oublié rue de Jérusalem? L’huile explosive que vous décorez du nom de nitro-glycérine, ne serait-elle point de la vulgaire huile de conserves?

Commencer à Malatesta, monter sur l’échafaud avec Orsini, finir avec Clément et Lepet, ou dans la devanture d’un lamentable marchand de comestibles:

Ô décadence!

M. VUILLAUME

Cet article a été préparé en avril 2020.