Pendant que ces messieurs s’agitent à Blois, que se passe-t-il sur le front de l’armée? Nous en étions restés à la déclaration de guerre, à la mi-juillet. Je donne la parole à un historien que j’ai peu cité jusqu’ici, Maurice Choury. Ce texte date de 1960 — il est, lui aussi, un document historique.
La mobilisation, qui traîne pendant quinze jours, souligne l’incurie des services de la guerre. On prend un soldat à Dunkerque, on l’envoie s’habiller à Perpignan ou même en Algérie pour lui faire rejoindre finalement son corps à Strasbourg. Le 18 juillet, les trésoreries des corps sont encore vides à Bitche, et le 20, Metz attend ses vivres. De Châlons, Lille, Sedan, Épinal, Langres, on réclame du matériel. L’artillerie est composée de canons de modèles périmés. On manque partout de cartes des régions frontières. À Belfort, le 21 juillet, un général de brigade ne trouve ni son divisionnaire ni ses régiments. À Thionville, ce sont les cantines et les ambulances qui font défaut. Les officiers doivent se procurer leur revolver chez l’armurier, car il n’y en a pas dans les arsenaux. Le 26 juillet, l’armée manque toujours de pain et l’empereur propose d’en faire cuire à la Manutention de Paris pour l’expédier à Metz! Quant au service de renseignements, mieux vaut n’en pas parler. Ne verra-t-on pas l’Empereur demander le 17 août à un maire de village « des nouvelles de l’armée »?
Quinze jours d’indécision pour Napoléon III qui espère encore un impossible arrangement. Il n’ignore rien du potentiel militaire de la Prusse. […] Il n’ignore pas les lacunes de l’armée française.
Il entre en campagne sans un allié alors que l’ennemi a rassemblé toute l’Allemagne autour de lui. Il a conscience de son inaptitude à jouer convenablement le rôle de chef des armées. Il mesure combien il est coupable de s’être laissé imposer par son entourage cette guerre grosse de périls, dont il ne voulait pas. Car, pour lui, l’ennemi est moins Guillaume (« mon frère », comme il l’appellera un mois plus tard) que le prolétariat français. Le 3 août, tandis que l’armée allemande, concentrée, se prépare à donner son formidable coup de boutoir, Napoléon III télégraphie à son ministre Ollivier: « Tenez ferme le gouvernail à Paris, au milieu des flots révolutionnaires« .
La guerre débute par une opération victorieuse… à la Bourse de Paris. On y annonce une victoire française le 6 août. Les valeurs remontent. Les spéculateurs réalisent de belles « différences ». Le soir même, la nouvelle des défaites de Woerth et de Forbach est rendue officielle. L’Alsace et la Lorraine sont envahies. Une communication de l’Empereur annonce la retraite de l’armée et souligne la nécessité de déclarer Paris en état de siège, de mettre la capitale en défense. La Bourse est mise à sac par le peuple devenu furieux et, dans sa résidence de la place Vendôme [il est garde des sceaux et le ministère de la justice a son siège place Vendôme], Émile Ollivier doit faire face à un rassemblement hostile.
[…]
Le lendemain 7 août, sur les boulevards, une foule énorme crie: « Des armes! Déchéance de l’Empereur! La République! » La police est impuissante à la disperser, les cuirassiers chargent.
Que les députés républicains prennent la tête du mouvement et l’Empire est par terre. Les chefs de la gauche, Jules Favre, Jules Simon, Pelletan [Eugène Pelletan, le père de Camille Pelletan], se borne à une démarche auprès de Schneider, président du Corps législatif. Ils lui suggèrent de retirer le commandement de l’armée à Napoléon III et de confier le pouvoir exécutif à une commission de quinze membres choisis parmi la majorité bonapartiste du Corps législatif.
Jules Favre expliquera par la suite:
Je suppliais mes adversaires de prendre le pouvoir, sachant fort bien qu’ils en useraient contre mes idées. Je n’avais point à déguiser mon opinion sur le Corps législatif; les candidats officiels qui le composaient ne représentaient pas le pays; néanmoins, ils étaient l’autorité légale et je m’inclinais devant lui [sic — je suppose qu’il s’inclinait devant le pouvoir…] sans arrière-pensée.
Cette explication n’est pas satisfaisante. Le respect de la légalité sera le cadet des soucis de Jules Favre lorsqu’il sera au pouvoir. Si, jusqu’au 4 septembre, la « gauche » décline la responsabilité des affaires, c’est qu’elle ne veut pas prendre la tête d’une véritable défense nationale qui impliquerait nécessairement la participation active des masses populaires. Pour elle aussi, le véritable ennemi n’est pas le Prussien, mais bien le peuple des faubourgs. Il faut donc en finir, et vite, avec cette guerre fratricide entre exploiteurs de France et exploiteurs d’Allemagne, et pour ce rôle de liquidation, la majorité bonapartiste fait l’affaire.
Le Corps législatif est convoqué le 9 août. La classe ouvrière prépare pour cette date une grande journée que la gauche sabote de son mieux.
Une forte délégation des sociétés ouvrières se rend auprès des députés républicains Crémieux, Pelletan, Arago [Emmanuel Arago], Glais-Bizoin et consorts, pour leur demander de lancer le signal de l’insurrection.
Mais, explique Lefrançais, qui participe à l’entrevue, ces prétendus républicains sont unis aux bonapartistes par un même sentiment: Périsse la Patrie plutôt que de la voir triompher de l’ennemi par la révolution! […]
*
J’ai déjà utilisé l’image d’Épinal de la bataille de Reichshoffen — le 6 août 1870 — comme couverture d’un autre article.
Je n’ai pas pu m’empêcher d’emprunter le titre de ces deux articles au beau livre de Robert Bober, Quoi de neuf sur la guerre?, ce qui me procure le plaisir de le citer — sans autre raison.
Pour écrire son livre, Maurice Choury a utilisé notamment les Papiers et correspondances de la famille impériale et l’Enquête parlementaire sur les actes du gouvernement de la Défense nationale.
Les livres cités sont donc:
Bober (Robert), Quoi de neuf sur la guerre? POL (1993).
Choury (Maurice), Les Origines de la Commune. Paris livré, Éditions sociales (1960).
Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).
Cet article a été préparé en mai 2020.