Et maintenant, avant de nous consacrer aux événements d’ « il y a cent cinquante ans », deux articles de Lucien Descaves sur Maxime Vuillaume. Ils tombent à pic pour fêter la réédition — c’est nouveau, en août 2020 — de Mes Cahiers rouges! Je voulais l’annoncer quand j’ai publié les articles sur ce livre en juin, et voilà, c’est fait! Précipitez-vous!

En parlant de Lucien Descaves, vous avez déjà acheté et lu son Philémon, vieux de la vieille, paru, aussi à La Découverte, à l’automne dernier, n’est-ce pas?

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Le titre sous lequel cet article de Lucien Descaves est paru, dans L’Œuvre le 19 novembre 1924, est plus exactement:

UN OCTOGÉNAIRE

PAS D’ACADÉMIES POUR LES JOURNALISTES…

Le jour de la Toussaint, après avoir rendu visite aux yeux fermés qui pour moi voient encore, je me suis acheminé vers la maison de retraite, à Neuilly, où l’un des nôtres, un vieux journaliste, achève une existence dignement remplie.

C’en est encore un que le métier n’a point enrichi. Que voulez-vous ? Maxime Vuillaume n’a jamais été du bon côté de la barricade… celui où il pleut autre chose que des balles. II sortait, frais émoulu de Sainte-Barbe et de l’École des Mines, lorsqu’il débuta dans la presse d’opposition, la petite presse qui harcelait l’Empire aux abois. Il fut de la Commune, naturellement, et s’habilla de la défroque du Père Duchêne, qui avait trois têtes sous le même bonnet: les deux autres étaient celles du poète Vermersch et d’Alphonse Humbert, plus tard, sous la République et au retour de la Nouvelle-Calédonie, président du Conseil municipal.

Plus heureux d’abord (moins heureux après), que son ami Humbert, Maxime Vuillaume échappa à la déportation: mais il vit la mort sinon d’aussi près que Dostoïevski, gracié devant le peloton d’exécution, de fort près néanmoins. Arrêté le 24 mai 1871 et conduit devant la cour martiale la plus expéditive qui fut alors, Vuillaume n’y coupait pas lorsqu’un hasard le sauva.

Il a écrit un émouvant récit de ses angoisses jusqu’au moment où, la frontière difficilement franchie, il trouva un asile en Suisse. La prescription [proscription, bien sûr] ne finit pour lui et pour ses camarades qu’avec l’amnistie de 1880. La République conservatrice de ce temps-là ne badinait pas. Elle avait vomi l’Empire… mais elle en avait encore les hommes sur l’estomac.

Ses années d’exil, Vuillaume les passa en Suisse et en Russie. Rentré en France il reprit le harnais de guerre du journaliste, et ne le quitta plus. Il a pendant quarante ans honoré notre profession… ce qui l’a conduit où vous savez.

S’en plaint-il ? Oh ! pas le moins du monde. Il ne déplore que les atteintes de l’âge.

— Savez-vous, me dit-il, que j’aurai le 19 de ce mois quatre-vingts ans ?

— Non, car vous ne paraissez pas les avoir.

— Je les ai tout de même… et je suis obligé de me faire lire les journaux, le mauvais état de ma vue m’empêchant de les lire à présent moi-même.

Et c’est là, je le devine, son regret le plus cuisant, Il ne suffit pas au journaliste dans les moelles de savoir chaque matin, chaque soir, et toute la journée, ce qu’il y a dans les Informations, il a besoin de toucher le papier, de sentir l’encre d’imprimerie, d’estimer à sa valeur la mise en pages, de relever les coquilles, de deviner au bas d’un article la signature, dès les premières lignes. On n’est réellement journaliste qu’à ces conditions-là, et Maxime Vuillaume fut un de ces journalistes de fond.

Je pensais à cela en prenant congé de lui, et j’y pense aujourd’hui encore, 19 novembre, à l’heure qui fait coïncider les quatre-vingts ans de Vuillaume avec l’élection d’un dixième membre à l’Académie Goncourt, en remplacement d’Henry Céard, journaliste aussi, moins longtemps que l’auteur des Cahiers rouges.

Car, à mon incitation, et j’en suis très fier, Vuillaume se décida, il y a seize ans, à rassembler ses souvenirs épars dans dix journaux et dans cent chroniques. Son hésitation était d’autant plus compréhensible qu’il ne leur trouvait pas d’éditeur. Je conduisis Vuillaume chez Péguy, et les Cahiers de la Quinzaine publièrent le premier des Cahiers rouges. D’autres suivirent. C’est la contribution la plus importante que je sache à l’histoire de la Commune. Si l’œuvre du journaliste est périssable, l’autre ne l’est point.

« Est-ce triste, me disais-je… Il y a des Académies pour les vieux romanciers, les vieux poètes, les vieux historiens, les vieux diplomates, les vieux généraux, les vieux politiciens, les vieux prélats, et il n’y en a pas pour les hommes de lettres tels que Vuillaume, même lorsqu’ils se sont évadés du journalisme, une ou deux fois, pour faire œuvre durable. Pas de justice ni d’honneurs pour eux. »

Vuillaume n’est que l’homme d’un seul livre, c’est vrai, et il a quatre-vingts ans… La belle affaire! Quatre-vingts ans… mais c’est l’âge académique par excellence ! Par ici la sortie !

La candidature de Romain Rolland, que j’ai posée, n’ayant pas eu le moindre succès, je me demandais si celle de Maxime Vuillaume ne serait pas mieux accueillie. J’en doute…; et alors, toute réflexion faite, je préfère coucher sur mes positions et continuer à voter pour Georges Duhamel, dans la maturité de l’âge, de la production et du talent.

La minorité finit toujours par avoir raison.

Lucien Descaves

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L’image de couverture est parue dans L’Assiette au beurre le 18 juin 1910. Le numéro était consacré aux « vieux communards », le journal est sur Gallica et ce numéro, précisément, là. Maxime Vuillaume avait été décoré de la légion d’honneur en 1907, ce que les jeunes (minces) journalistes de la caricature commentent d’un « Son ruban, ça lui rappelle sa ceinture de lieutenant de fédérés ». Je remercie Maxime Jourdan de m’avoir fait connaître ce document. 

Cet article a été préparé en avril 2020.