Je lisais un journal éphémère de la Commune dans un lecteur de microfilms de la Bibliothèque nationale de France. C’est sans doute comme ça qu’il m’a identifiée. Nous nous sommes présentés, et quand il m’a dit son nom, Maxime Jourdan, je l’ai « reconnu » :

— Ah! C’est vous qui avez fait le magnifique index des Cahiers rouges de Maxime Vuillaume!

Il avait fait beaucoup plus : établir le texte à partir des livraisons des Cahiers de la Quinzaine, des rajouts, des errata et des variantes… de sorte que l’édition La Découverte est l’édition (quasiment) définitive. Et que je trouve remarquable, avec un index riche, précis et extrêmement utile. Ce n’est pourtant pas des Cahiers rouges que nous avons parlé mais de Philémon. J’ai écrit un article sur ce livre, dont j’ai tiré une préface pour une édition à petit tirage au Bas du pavé (annoncée dans un autre article). Mais Maxime Jourdan préparait une édition de Philémon pour La Découverte et c’est de ça que nous avons parlé.

Quelques mois ont passé et voilà, le livre est sorti. J’en ai profité pour le relire, j’ai crayonné des questions dans les marges et j’ai rencontré à nouveau Maxime Jourdan pour en parler.

Il a tout fait: obtenir la cession gratuite des droits, établir et ressaisir le texte (non, ce n’est pas une brutale reconnaissance de caractères), le relire et le corriger, l’annoter, en fabriquer l’index et la chronologie, écrire l’introduction, écrire la quatrième de couverture, piocher un sous-titre « Roman de la Commune, de l’exil et du retour » dans l’avertissement de Descaves (le titre est peu explicite!), choisir l’illustration de la couverture, sa couleur…

Je le laisse parler.

Maxime Jourdan : Dans Philémon, Descaves raconte une histoire d’anciens de la Commune. C’est un « roman de la Commune, de l’exil et du retour ». Un genre de « Trente ans après ». Il rencontre son voisin, Colomès, qu’il surnomme Philémon et qui est en partie inspiré par Henri Mathey, un ouvrier-bijoutier qui commanda le fort de Vanves du 1er au 8 mai 1871. Colomès et sa femme, que naturellement Descaves surnomme Baucis, racontent leur expérience de la Commune et de l’exil, qu’ils ont vécu en Suisse. Ayant beaucoup fréquenté les proscrits à Genève, ils peuvent raconter l’histoire, les histoires de beaucoup d’anciens communards. Ils font aussi participer Descaves à leur rite annuel, un banquet du 18 mars.

MA : Ce sont les communards qui racontent?

MJ : Oui, mais c’est Descaves qui écrit. Il y a donc, forcément, un peu de ce que j’appelle du ventriloquisme: il fait parfois prononcer à ses personnages ses propres opinions. Un bel exemple est la liste de vingt-six écrivains qui ont condamné la Commune ou ses partisans, qu’a établie Colomès (et qu’il appelle « le pilori »): Descaves pouvait difficilement accuser lui-même directement ses confrères… C’est un exemple parmi plusieurs autres, que nous pouvons laisser les lecteurs découvrir.

MA : Il y a aussi des blagues?

MJ : Quelques-unes. Le plénipotentiaire français à Berne, que le gouvernement a utilisé pour tenter de faire extrader tel ou tel communard réfugié, se nommait Châteaurenard. « Châteaurenard par l’odeur alléché » écrit Descaves et il ne résiste pas non plus, après l’échec de la manœuvre, à « Châteaurenard qu’une poule aurait pris ». D’ailleurs, à mon avis, le commentaire sur André Léo et ses bas bleus que tu as relevé dans ton article est à prendre au même niveau.

MA : Après les qualités du livre de Descaves, parlons de ce que tu as fait pour cette édition.

MJ : J’ai passé beaucoup de temps à établir une chronologie précise. Par exemple, j’ai réussi à déterminer la date et le lieu exacts de la rencontre de Descaves avec Gustave Lefrançais, rencontre d’une grande importance puisque c’est elle qui a fait de Descaves un passionné de la Commune. On disait 1895, ou 1896. Grâce aux agendas de Descaves, j’ai trouvé la date exacte de cette rencontre, le 29 décembre 1895, le lieu, chez Victor Jaclard, dont je n’ai pas écrit le nom dans l’introduction pour ne pas submerger les lecteurs sous des noms inconnus. J’ai écrit « à Montmartre » dans l’introduction et « chez Victor Jaclard » dans la chronologie — il a quand même fallu vérifier que, à cette date, Victor Jaclard habitait toujours à Montmartre, ce que j’ai réussi à faire en consultant les listes électorales : il résidait 55 rue Lepic. D’autres dates ont été plus difficiles à préciser, celles de la publication de « l’autre » roman communard de Descaves, La Colonne, de la parution simultanée des deux éditions des Souvenirs d’une morte vivante de Victorine Brocher, celles de la fondation et de la dissolution de « l’Égalité », de « la Marmite », de « la Solidarité » à Genève… Ainsi l’introduction est lisible par tous et toutes les informations désirables se trouvent dans le livre.

MA : Il a fallu des efforts du même genre pour l’index?

MJ : Les personnages de Philémon sont pour la plupart des inconnus, presque des anonymes. C’est ce qui fait la qualité du livre. Mais aussi la difficulté pour l’éditeur: il m’a fallu retrouver tous ces personnages! Certaines des entrées de l’index m’ont demandé plusieurs journées de travail. Ah! Éléphantine!

MA : Éléphantine?

MJ : La femme de Jean-Baptiste Cœurderoy, un chef de bataillon. Éléphantine est un surnom. Ils n’étaient pas mariés, et donc il était impossible de la trouver par son état civil à lui. J’ai consulté le dossier de conseil de guerre de Cœurderoy au Service historique de la Défense (Vincennes) dans lequel j’ai vu qu’une femme Huntzinger et une faillite étaient mentionnées. J’ai donc filé aux Archives de Paris (Paris, porte des Lilas), mais le dossier de faillite ne comportait pas de nom de femme. J’étais désespéré. Je tente quand même les archives de la Préfecture de police (Le Pré-Saint-Gervais), où je lis que Cœurderoy avait bien, en Suisse, une femme de 1,75m (et d’une corpulence qui explique le surnom Éléphantine), mais je ne trouve aucun nom. De plus en plus désespéré. À nouveau les archives de Paris (porte des Lilas) pour une recherche très longue et fastidieuse (je passe les détails aux lecteurs) dans le registre alphabétique des condamnés par le tribunal correctionnel pour leur participation à la Commune. Je trouve finalement un jugement du 12 décembre 1872 lequel condamne Cœurderoy et Marie Hunsinger. C’est maigre mais j’ai un prénom. Je vais à la bibliothèque de l’Arsenal (Sully-Morland) pour consulter les notes de Descaves qui y sont conservées.

Vu Édouard Cœurderoy, chef de bataillon le 17 janvier 1904. Tenait en dernier lieu, depuis 1881, une fabrique de calibres et de petit outillage, 301 rue Saint-Jacques, qu’il a vendue, fin décembre dernier. Sa femme morte là en 1901.

Jubilation intense. De chez moi, je consulte l’état civil en ligne et je trouve l’acte de décès. Le prénom n’était pas le bon… Elle s’appelle Anne Barbe Hunsinger, elle est née à Colmar, elle est morte à 64 ans. Un de ses parents a signé l’acte de décès de Cœurderoy en 1909. Ainsi, Cœurderoy a vécu plus de trente ans avec Éléphantine avec laquelle il se flanquait (très) régulièrement des peignées et a été lié jusqu’à sa mort à la famille Hunsinger.

MA : Tu as trouvé tous les personnages cités dans le livre?

MJ : Non. Certains m’ont résisté. La veuve Désiré, notamment. J’en profite pour lancer un appel au peuple! Contactez-moi sur maximejourdan.wordpress.com !

MA : Bonne idée. Je lance un autre appel: si l’histoire de la Commune et des communards vous intéresse (et si non, pourquoi seriez-vous en train de lire ceci?), lisez l’édition de Maxime Jourdan de Philémon vieux de la vieille! Profitez de l’occasion des fêtes pour l’offrir et vous le faire offrir!

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La couverture de ce Philémon est un détail d’une image parue dans Le Monde illustré le 27 avril 1872, que voici

(Maxime Jourdan a centré son détail sur Gustave Lefrançais). Tous sont nommés sur la légende en dessous de l’image (cliquer pour grossir).

Les deux livres cités

Descaves (Lucien)Philémon, Vieux de la Vieille, présenté, établi et annoté par Maxime Jourdan, La Découverte (2019).

Vuillaume (Maxime)Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).