Je ne remonterai pas au-delà du 3 septembre au soir,

écrit Arthur Arnould au début de son Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris.

Ici commence donc ce cent cinquantenaire que je vais essayer de tenir « au jour le jour », comme je l’ai annoncé il y a quelques jours.

Voici donc (une partie de) ce que celui qui a été mon éditorialiste de La Marseillaise préféré raconte de ce 3 septembre-là.

Ce jour-là, le bruit du désastre de Sedan, sans être officiellement connu, avait transpiré dans la foule. L’agitation, déjà grande depuis la déclaration de guerre et les premières défaites, allait toujours en s’augmentant.

Entre neuf et dix heures du soir, une colonne compacte passa sur le boulevard Montmartre, se dirigeant vers la Bastille. Dans cette colonne, un certain nombre de femmes se distinguaient par leur exaltation et demandaient avec énergie la déchéance [de l’empereur, bien sûr].

Cette vue me donna quelque confiance. Depuis six semaines, le parti républicain-socialiste attendait, espérait un mouvement. Nous faisions tous nos efforts pour le provoquer; mais la population, tenue en bride par les députés de la gauche, qui se plaçaient comme un tampon entre le peuple et l’Empire, énervée par vingt années de despotisme et de corruption savante, semblait avoir perdu la foi en ses propres forces et jusqu’au sentiment de sa toute puissance.
[…]

[Ce rassemblement], plus nombreux qu’aucun de ceux que j’avais vus, paraissait aussi plus résolu. Il présentait ce mélange de toutes les classes et de tous les âges qui annonce que la population tout entière est remuée dans ses profondeurs.

On y voyait des bourgeois et des ouvriers, des femmes, des enfants, des vieillards, des gardes mobiles et plusieurs gardes nationaux en uniforme.

C’était bien Paris qui protestait, qui se soulevait.

Un seul cri sortait de cette foule: La déchéance!

Et les promeneurs, nombreux sur les trottoirs, applaudissaient.

Cela marcha bien jusqu’à la hauteur du Gymnase [comme aujourd’hui sur le boulevard Bonne-Nouvelle]. Tout à coup, le rassemblement s’arrêta, les cris se turent, et un mouvement violent de recul s’opéra; puis une débandade terrible.

C’étaient les sergents de ville du poste du boulevard Bonne-Nouvelle qui chargeaient.

Malgré les efforts individuels de quelques citoyens résolus, rien ne put arrêter la panique.

Je fus renversé par les fuyards, sous une voiture de place qui stationnait le long du trottoir du Gymnase, et quand je me relevai de l’autre côté de la voiture, je me trouvai seul au milieu d’une escouade de sergents de ville, l’épée à la main, poursuivant, comme une meute de chiens, la foule éperdue et déjà loin.

Cependant, un groupe assez nombreux avait pu gagner les marches du théâtre, et les couvrait, mêlé à un certain nombre de spectateurs sortis pendant l’entr’acte.

Un garde mobile, que je n’avais pas vu d’abord, s’élança vers ce point pour y chercher un refuge. Au moment où il mettait le pied sur la première marche, un homme, en bourgeois, lui tira un coup de revolver, à bout portant.

Le malheureux jeune homme, frappé en pleine poitrine, tomba à la renverse, les bras étendus, sans pousser un cri.

Pas un agent de police ne se détourna. Ils continuèrent leur chasse, et le corps resta là.

L’homme qui avait tiré était un officier de paix, et cet assassinat, commis froidement, sans provocation, fut, je crois, le dernier haut-fait de l’Empire [mais pas le dernier de la police…].

Il finissait, comme il avait commencé, par le meurtre.

En ce moment, un sergent de ville me saisit par le bras et me dit à voix basse:

— Monsieur, ne restez pas là, vous allez vous faire tuer.

Mot révélateur qui indique bien quels étaient les ordres donnés, et prouve que l’Empire agonisant songeait encore aux massacres.

[… Une heure plus tard…]

On se donnait rendez-vous pour le lendemain midi, au Corps législatif, en uniforme de la garde nationale.

On recommandait à chaque citoyen de se procurer au moins, d’ici là, un képi, de mettre une bande rouge sur un pantalon noir [comme sur les pantalons d’uniforme de la garde nationale], de faire tout son possible pour que la foule, rassemblée sur la place de la Concorde, eût un aspect martial et quasi-officiel.

*

Le lendemain, chacun fut fidèle au poste: la garde nationale en armes, envahissait le palais Bourbon et proclamait la République.

*

Mais demain nous donnerons la parole à un autre reporter…

J’ai déjà utilisé la caricature d’Arthur Arnould en couverture d’un article précédent

Livre utilisé

Arnould (Arthur)Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878), — réédition avec une préface de Bernard Noël, Paris, Klincksieck (2018).

Cet article a été préparé en mai 2020.