Après toutes ces nouvelles de la guerre, ces nouvelles politiques, entre deux passages dans les bureaux de vote, pendant que les arrestations de révolutionnaires continuent, je fais une petite « pause » pour lire quelques nouvelles, toutes dans les numéros de La Patrie en danger datés des 1er et 2 novembre — avec un peu de retard.
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À ceux et celles qui croient qu’il n’y a pas de femmes tuées par leurs maris parce que c’est la guerre — ou pour toute autre raison — je dédie ce féminicide (le mot est anachronique, mais pas le fait…), paru dans les « Faits et Nouvelles » d’Henri Verlet le 1er novembre:
Les époux Michel, demeurant chaussée du Maine, 26, vivaient en assez mauvaise intelligence; le mari, Jacques Michel âgé de quarante-trois ans, se livrait, paraît-il, à l’abus des liqueurs alcooliques, et, lorsqu’il rentrait, agité par l’influence de l’absinthe, au domicile commun, il saisissait le moindre prétexte pour faire naître des scènes dont sa malheureuse femme, Augustine Thomas, âgée de trente-cinq ans, était toujours victime.
Jeudi, à la suite d’une de ces scènes plus violentes que les précédentes, Jacques Michel, en présence de ses deux jeunes enfants, chargea son fusil de garde national et dit à sa femme:
— Il y a trop longtemps que cela dure; tu vas mourir.
En même temps, il la coucha en joue sans que, paralysée par la terreur, elle eût la force de fuir.
Deux fois l’arme rata. Mais la troisième capsule produisit son effet meurtrier. Le coup, tiré presque à bout portant, renversa la femme Michel.
Le projectile lui avait travers la poitrine, et elle expira presque immédiatement.
L’inculpé n’a pas cherché à nier; mais il a prétendu qu’il avait agi sous l’influence de l’ivresse.
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Le premier politicien bourgeois dont je vous donne maintenant des nouvelles est Henri Rochefort. L’article est toujours dans le journal daté du 1er novembre, donc la scène se passe alors que Rochefort est toujours membre du gouvernement.
Rochefort
Nous venons d’assister à l’un des plus tristes spectacles qui nous aient jamais frappé.
Le hasard nous avait conduit du côté de Belleville. Boulevard Puebla, à la hauteur de la maison habitée par Flourens, une foule compacte barrait le passage sur le trottoir, pendant que la chaussée était occupée par des gardes nationaux, qui défilaient au bruit de la musique, des clairons et des tambours.
Le citoyen Rochefort, nous dit-on, passait en revue les bataillons de l’ancienne première circonscription électorale [dont il avait été élu député un an plus tôt].
Par quelle bizarrerie cet homme d’esprit faisait-il cette politique et niaise démarche, déjà faite une fois par M. Jules Ferry [peu après le 5 octobre, nous en reparlerons dans notre article du 28 novembre]?
Nous qui avons été compagnon de Rochefort dans la prison de Pélagie; qui avons vu dans le déshabillé, pour ainsi dire, ce patriote loyal, cet ennemi déclaré de toute contrainte, et surtout de tous les agissements qui sont l’unique science des ambitieux mesquins, nous ne comprenions pas.
Un mouvement de la foule nous permit d’approcher un peu du groupe d’officiers au milieu desquels se tenait l’auteur de la Lanterne.
En effet, nous vîmes là Rochefort répondant par des salut aux cris de: Vive la Commune! que lui jetaient en passant les compagnies de gardes nationaux. Il tenait son chapeau à la main, en le balançant d’un mouvement automatique et saccadé, à peu près comme fait M. Trochu, revenant d’assister à une retraite en bon ordre; comme fait M. Jules Favre après une dépêche à Bismarck; comme faisait Bonaparte, partant pour Sedan; comme fit Guillaume de Prusse, lorsqu’il vint à Paris pour voir l’Exposition de 1867 et nos forces militaires. Politesse de potentats à sujets; attitude fausse et ridicule.
Nous vîmes Rochefort, avons-nous dit; il eût été plus exact de dire: Nous vîmes quelqu’un qui lui ressemblait.
Son sourire inimitable à la fois affectueux et sarcastique, et qui faisait belle son étrange figure, a disparu de ses lèvres devenues blêmes. Son teint, déjà jauni par les longues heures de la prison, est devenu verdâtre. Ses cheveux sont gris. Ses yeux, dont l’éclair devançait toujours ses saillies charmantes ou implacables, se perdent sous son front en demi-cercle, qui semble lui-même s’être rapetissé.
Hélas! cette figure, vieillie en deux mois, dit trop bien les désillusions d’un ami sincère de la République et l’écrasement d’un cœur ardent au milieu des cœurs desséchés de nos vieillards politiques.
Rochefort n’est plus: les hommes de l’Hôtel de Ville l’ont tué.
Albert Goullé
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Il nous reste un peu de place pour le deuxième politicien, un ancien de la Marseillaise lui aussi. Cette fois dans le numéro daté du 2 novembre. Nous n’avons pas inventé les retournements de vestes!
M. Arthur de Fonvielle
Quantum mutatus ab illo! Combien il est changé, l’ancien rédacteur de la Marseillaise! Autant et plus que Rochefort lui-même!
Hier, je relisais l’unique numéro de la troisième série de la Marseillaise, celui qui parut le 8 septembre [voir, sur ce numéro, cet article] et fut brûlé la même journée par les mouchards de Bonaparte [sur cette action, voir notre article du 10 septembre]. Trois jours à peine après la proclamation de la République, on violait la liberté de la presse! Premier attentat, qui ne devait pas rester isolé. Depuis, pour des causes différentes, la Patrie en danger, la Vérité, le Combat ont souffert les mêmes affronts, et chaque fois le Gouvernement a pris parti pour les oppresseurs.
Quoi qu’il en soit advenu de notre misérable République égorgée à son berceau par ceux qui avaient fait serment de la sauver, voici ce que M. Arthur de Fonvielle écrivait le 8 septembre dans la Marseillaise:
Jusqu’à ce jour, le maire de Paris a fait les plus grands efforts pour organiser, autant que possible, la Municipalité de Paris, et il a dépensé à remplir cette tâche délicate une grande énergie.
Malheureusement, nous avons le regret de le dire, ses efforts ne nous paraissent pas avoir été dirigés de manière à obtenir un résultat pratique.
Au lieu d’investir les maires nouvellement nommés d’attributions larges, étendues, au lieu de faire appel à leur énergie et à leur initiative, il les a simplement investis des pouvoirs insuffisants de leurs prédécesseurs, les maires de Paris.
… Que le citoyen Arago ne se laisse pas arrêter par de vains scrupules; qu’il fasse de la révolution et non de l’administration.
Que les maires des vingt arrondissements de Paris s’entourent des citoyens les plus connus par leur énergie et par leur patriotisme; qu’ils s’emparent, de gré ou de force, de la police de leurs arrondissements; qu’ils mettent à la tête de tous les services publics, qui dans un pays libre, dépendent de la municipalité, des citoyens dévoués et actifs, et qu’ils fassent succéder l’ordre révolutionnaires au chaos impérial.
… Les citoyens vraiment dignes de ce nom ne marchanderont ni leur concours ni leur appui….
M. Arthur de Fonvielle avait parfaitement exprimé les desiderata du peuple de Paris. Il écrivait ceci, disons-nous, le 8 septembre. Le 9, la Marseillaise cesse de paraître. Aussitôt M. de Fonvielle évolue du côté du manche; il signe la paix avec Rochefort et devient un des membres assidus de l’Hôtel de Ville.
Pendant qu’il fait sa cour aux provisoires, la réaction entame la guerre à outrance contre le citoyen Mottu.
Quel crime a donc commis ce patriote?
Maire du XIe arrondissement, il a déployé son énergie et son initiative; il s’est entouré des citoyens les plus connus pour leur patriotisme; il a voulu, en un mot, faire succéder l’ordre révolutionnaire au chaos impérial.
Assurément, il avait tort. M. Arago n’a pas encore chassé tous ses scrupules, et pour être voltairien dans son cabinet, il ne s’ensuit pas qu’il désire le peuple irréligieux. Sans l’ignorance et la superstition, que deviendrait la bourgeoisie, doux Jésus?
Aussi les récriminations réactionnaires triomphent aisément de la résistance factice de M. Arago. Le citoyen Mottu, ses deux adjoints, sont révoqués. Les citoyens dont ils s’étaient entourés quittent volontairement la mairie avec eux.
Quel est l’homme assez peu digne du nom de citoyen qui accepte le poste vacant?
Parbleu, c’est Fonvielle. Révolutionnaire à la Marseillaise, il est modéré à l’Hôtel de Ville. On l’envoie au XIe arrondissement.
La population républicaine de l’endroit n’est guère contente. M. de Fonvielle entend crier: Vive Mottu! Que lui importe? Il débaptisera le boulevard du Prince-Eugène, abattra la statue du général bonapartiste, en élèvera une à Voltaire, et…
Les habitants de l’arrondissement continueront à crier: Vive Mottu! nous voulons l’enseignement laïque!
Heureusement, pour Fonvielle, qui n’a pas de vains scrupules, il a trouvé de pieuses et douces consolations dans les bras des blanches béguines et des capucins marrons.
Tout va bien, qui finit bien, dit la chanson. Fonvielle, désormais, s’appelle « monsieur le maire ».
Henri Verlet
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Je doute que le garde national de l’estampe utilisée en couverture ait l’intention de tuer sa femme… mais il y a si peu d’images de femmes… Cette estampe de 1870 est due à Alphonse Lévy, qui l’a signée de son nom et pas du pseudonyme Saïd, qu’il a utilisé aussi. Elle est au musée Carnavalet.
Cet article a été préparé en juillet 2020.