Encore les gardes nationaux de Belleville — après la remise du drapeau par Jules Ferry (28 novembre), l’enterrement de trois des tirailleurs (30 novembre) — et avant… (voir nos articles du 6 décembre et du 9 décembre).

Cette lettre de Gustave Flourens a été publiée par La Patrie en danger dans son numéro daté du 4 décembre

Avant-postes des Tirailleurs de Belleville

Maisons-Alfort, 3 heures du matin,
le 2 décembre

Hier, toute la journée un magnifique soleil, un soleil d’Austerlitz. [Ironique référence bonapartiste!]

Quelle joie, quel bonheur de les revoir tous ces braves amis qui viennent de recevoir si courageusement le baptême du feu. Ç’a été pour nous une vraie fête de famille de nous retrouver ensemble.

Paris est le chef-lieu de la Révolution qui entraîne l’humanité dans les grandes voies du vrai, du beau et du bien.
Belleville est le cœur de Paris.
C’est Belleville qui a renversé l’immonde tyran Bonaparte, le lâche vainqueur du 2 décembre.

Grandiose histoire, dont le premier acte fut l’enterrement de Victor Noir, le second les barricades de l’arrestation de Rochefort, le troisième le complot des bombes [Voir notamment les articles de La Marseillaise, ici, et encore .]. Alors, affolé, éperdu de terreur, le tyran s’est précipité sur l’épée prussienne, croyant vaincre la Révolution de Paris par la conquête du Rhin.

C’est Belleville qui, par une autre trilogie dont nous avons déjà eu deux actes, a commencé à sauver la République et l’honneur de la France.
Au premier acte, la manifestation du 4 octobre [5 octobre] vient montrer à un gouvernement affamé de paix honteuse, mendiant cette paix dans toute l’Europe monarchique par la voix de Thiers et de Jules Favre que Paris veut se battre sérieusement.
Au deuxième acte, la nuit du 31 octobre, nuit glorieuse et bienfaisante, établit clairement qu’il faut vaincre ou mourir et détermine la lutte suprême actuelle.
Le troisième acte sera la fondation définitive de la grande République démocratique et sociale universelle.

*

Nous avons enterré hier [avant-hier] nos glorieux morts avec émotion et douleur profonde.

Le premier bataillon de marche de Paris, les tirailleurs de Belleville, où nous sommes tous volontaires, a été premier par le courage aussi bien que par l’ordre d’inscription.
Pendant neuf heures, il a soutenu sans reculer d’un pas, sans recevoir aucun secours et sans perdre aucune de ses positions, l’assaut de forces saxonnes énormément supérieures en nombre et très-braves elles aussi.
En maintenant constamment une fusillade bien nourrie, il a fait éprouver à l’ennemi de grandes pertes, plus de quarante morts, et lui en a imposé sur sa force réelle.

Hier soir, j’ai visité l’endroit où sont tombés nos amis le sergent Richard, le caporal Altenhoven, le tirailleur Steff [voir son discours de l’enterrement le 30 novembre et notre article à paraître à ce sujet le 9 décembre]; c’est à notre extrême avant-garde un endroit louche et faux où des arbres masquent l’ennemi.
Pourquoi n’a-t-on pas abattu tous les bois de la banlieue parisienne?

Enfin, nous gardons bien nos positions avec l’aide des compagnies de guerre du 147e bataillon de la Villette, commandées par le chef de bataillon Biays, qui nous a invités [c’est bien un pluriel, mais je ne vois pas qui il désigne — c’est peut-être une erreur, il y a quelques autres fautes de ce genre dans cet article pas très bien relu] à déjeuner avec lui ce matin, et celle du 149e bataillon de la rue Vivienne, venus ici depuis lundi, avec de braves chasseurs à pied qui ne demandent qu’à courir sus à l’ennemi.

Je n’en dis pas plus afin de ne pas entrer dans le détail d’opérations de guerre. Nos journaux, malgré toute surveillance, tombent chaque jour dans les mains de l’ennemi. Il fait être fort prudent.
Je me borne à constater l’état moral de nos troupes. Les Prussiens savent ceci d’ailleurs, le savent même mieux que nos généraux démoralisés par l’empire et ses honteuses défaites: la population parisienne, depuis le 4 septembre, n’attend qu’un chef énergique pour écraser tous les Prussiens.

Ah! si j’avais seulement la libre disposition de ces dix mille Bellevillois, auxquels j’inspirais naguère chaque jour ma rage de vaincre ou de mourir, je vous jure bien que Paris, depuis longtemps, ne souffrirait plus de la faim, que ni nuit ni jour, ces Prussiens qui là-bas dorment si tranquillement à deux cents mètres de nous n’auraient de repos, que je les surprendrais à la sauvage, en vrai Crétois, au lieu de me laisser surprendre par eux à la Frossard, que je me multiplierais et serais partout à la fois, toujours plus nombreux qu’eux.
Mais silence! Puisque le plébiscite a formellement décidé que Paris voulait être sauvé ou tué selon les règles et par les seuls médecins de la Faculté, les généraux de l’empire, que les soldats républicains, les Hoche de 1870, devaient rester dans les rangs, simples caporaux ou sergents et mourir inutiles sous les ordres de nos Pichegru et de nos Dumouriez monarchiques, le mieux est évidemment de se taire et de continuer à combattre à un Français contre dix Prussiens.
Car, telle est la tactique et le bon plaisir de la haute école militaire bonapartiste.

*

Depuis le second plébiscite [le 3 novembre], j’avais dû me tenir à l’écart, soigneusement caché, afin de ne pas me trouver, à l’heure de la bataille, enfermé dans quelque cachot de la Conciergerie, comme le sont encore nos braves camarades les républicains, à qui le sang doit bouillonner, à l’heure qu’il est, bien fébrilement dans les veines.
Combien de fois j’avais voulu retourner dans Belleville. Mais les amis venaient chaque jour me dire:

Encore un peu de patience, on va abandonner cette instruction odieuse, on va les relâcher. Si vous réapparaissez, vous aggravez le sort des détenus, vous prolongez leur incarcération.

En effet, on a relâché Razoua, deux ou trois autres encore. Mais, où est Ranvier, où est Tibaldi, Tridon, Jaclard, Vésinier, où sont-ils tous ces amis? Dans les cachots de Cresson-Picard [Cresson est le préfet de police, voir en particulier notre article du 22 novembre, et Picard le ministre des finances], qui, lui, ne se bat que contre les citoyens français et pas contre les Prussiens.

Donc, avant-hier matin, je languissais encore dans la douloureuse attente du soldat empêché de faire son devoir par une loi inique. Un ami, envoyé par mon cher camarade Greffier, par Greffier qui a formé avec moi les excellents bataillons de Belleville, et qui a formé avec un amour tout particulier le bataillon des tirailleurs, un ami vient me dire ceci:

Vos tirailleurs se sont admirablement battu[s], ils ont eu des morts et des blessés.

Je cours chez Greffier. Je trouve nos trois pauvres morts et leur rends les derniers devoirs. Je pleure d’avoir manqué à leur première bataille, et donne rendez-vous le lendemain matin aux camarades qui les ont rapportés, afin d’aller avec eux rejoindre mes tirailleurs.
Arrivé à la porte Daumesnil avec un détachement de cinq camarades, je prends la capote de l’un d’eux, le képi et le fusil d’un autre, et je passe fièrement à travers les Trochumanes.
Le capitaine de la garde sédentaire, qui gardait bravement cette porte de la bonne ville de Trochu, arrête le caporal commandant de notre petit détachement:

— Caporal, vous avez là un homme qui ressemble singulièrement à Flouren. C’est qu’il ne faudrait pour rien au monde laisser passer Flourens.

— Mon capitaine, je vous garantis que ce n’est pas Flourens. Nous ne savons pas où il est. Celui-ci est une de nos nouvelles recrues de la quatrième compagnie.

Le clairvoyant capitaine n’y voit que du feu, et nous continuons la route.
Arrivé à Maisons-Alfort, quels embrassements! Quel plaisir de nous retrouver ensemble! Nous ne nous étions pas revus, mes tirailleurs et moi, depuis le 31 octobre, et dans l’intervalle ils avaient vu ces chers Prussiens que je leur promettais chaque jours [jour] pendant tout le mois de septembre et d’octobre!

*

Voilà cette ligne de Lyon, la grande voie de l’Italie, de Marseille et de l’Orient, toute ruinée. La guerre est stupide, infâme, ignoble; toutes des ruines, tous ces massacres de braves gens, de braves Français, de braves Prussiens, toutes ces agonies, toutes ces souffrances, toutes ces larmes de femmes, tous ces petits enfants affamés pour le plus grand plaisir et la plus grande gloire de trois lâches scélérats — de Bonaparte, de Bismarck et de Guillaume!
Là-bas, Villeneuve-Saint-Georges aux riantes villas, toutes habitées par des Prussiens, des Saxons, de Wurtembergeois, des Bavarois qui aimeraient mille fois mieux travailler chez eux libres et tranquilles, et nous laisser chez nous également tranquilles.
Plus loin Mon[t]geron. La maison où est mort mon père [Pierre Flourens, célèbre médecin et scientifique, mort en 1867]!… À tous ces jeunes étudiants en médecine, fils studieux de la savante Allemagne, élèves de Virchow, qui traînent  là-bas le sabre ou le mousquet, je dirai: Respectez la maison où mourut un de nos bienfaiteurs à nous tous, hommes de toutes nations, un des bienfaiteurs de l’humanité entière.
Celui qui, par la force de son génie, découvrit la fonction du cervelet, cette fonction de régler, de coordonner, de gouverner les mouvements de locomotion, celui qui nous apprit à ne pas couper le membre dont l’os est brisé, mais à laisser l’os brisé se reproduire de lui-même, celui-là est un vrai bienfaiteur de l’humanité.
En face de nous, l’église de Créteil. Il y a dans cette église une vingtaine de blessés du combat de mercredi. Ce sont de braves jeunes gens, fils de nos campagnes, soldats du 115e, 116e et 117e régiments de ligne, qui souffrent horriblement et ne se plaignent pas du tout.
J’irai demain matin faire visite à ces pauvres innocentes victimes de la férocité des rois et de l’imbécillité des peuples.

*

Cette nuit, calme complet, calme plat. Pas un oiseau qui crie, ils ont tous fui ces plaines ensanglantées, naguère si heureuses et si calmes.
Pas un coup de fusil, pas un coup de canon, ni d’obus des forts. De notre côté, au moins, les Prussiens restent fort tranquilles; de Moltke ne bouge pas, et nos grands tacticiens, nos grands artilleurs se reposent également sur leurs lauriers.

C’est la première nuit de calme qu’aient eue mes tirailleurs depuis huit jours qu’ils sont ici. Aussi tous dorment, excepté les sentinelles et moi.
L’état-major ronfle là, étendu à terre tout autour de la petite table où j’écris. Un petit lit de fer a été trouvé dans la maison, d’ailleurs complètement démeublée par ses habitants, que nous occupons. On m’en a fait hommage; mais, tout absorbé par mes rêves d’un meilleur avenir de l’humanité, je n’en use guère.
Nous nous servons, en gens bien élevés que nous sommes tous dans mes tirailleurs, des maisons abandonnées d’ici. Nous usons, mais n’abusons pas. Si les habitants, quand ils reviendront, trouvent quelques dégâts, ces dégâts d’auront pas été notre œuvre.
Hier, un de mes tirailleurs, qui est poëte, m’invitait à dîner avec son peloton. — Venez chez nous, me disait-il, car maintenant nous avons un chez nous, car maintenant nous sommes propriétaires, pour la première et sans doute aussi pour la dernière fois de notre vie. Comme dit Victor Hugo, le maître:

Deux liards fort bien couvriraient nos terres [Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres — c’est un alexandrin!]
Mais tout le grand ciel bleu n’emplirait pas nos cœurs. [mon cœur]

Hélas! les Prussiens n’usent pas, comme nous, de tant de maisons françaises, de tant de villes et de villages, de tant de provinces qu’on leur a si indignement abandonnées, livrées à piller, à ravager depuis le 4 septembre.
Qu’est devenue la superbe Strasbourg, orgueil de l’Alsace, et Metz l’imprenable que vous avez donnée à défendre au traître Bazaine? Qui a porté secours à ces nobles villes, qui de votre gouvernement d’avocats et de culottes de peau a seulement songé à les sauver?
Vous n’avez jamais voulu que la paix, opprobre de la France et ruine de la République. Si nous que vous maudissez, que vous emprisonnez, nous ne vous poussions pas sans cesse l’épée dans les reins, vous auriez déjà livré Paris à Bismarck comme lui furent livrées Sedan et Metz.
Vous ne voulez pas croire à notre courage. Vous continuez ce militarisme qui a trahi, ruiné la France, qui l’a donnée en proie aux Prussiens. Vous nous appelez pékins parce que nous ne sommes pas traîneurs de sabres de profession, et vous faites bon marché de notre savoir militaire qui pourtant est si supérieur au vôtre.
Car nous sommes tout cœur, toute intelligence républicaine, et vous n’êtes que tradition impuissante, surannée, art militaire algérien, aussi nul aujourd’hui contre la science américano-prussienne de la guerre que l’étaient en 1789 les traditions du grand Frédéric de Prusse contre la tactique révolutionnaire des républicains français.
Mais je ne prétends pas vous guérir de votre terrible infatuation de vous-mêmes. Vous mourrez dans l’impénitence finale, persuadés de votre supériorité sur les Prussiens, parce que ceux-ci ne vous ont jamais vaincu selon les règles.

Gustave Flourens

P. S. — À sept heures et demie, notre fort commence à tonner.

G. FL.

*

L’image de couverture est une lithographie de Clément-Auguste Andrieux, elle s’intitule Avant-poste à Créteil (Décembre 1870) et se trouve au musée Carnavalet.

Cet article a été préparé en juin 2020.