La Patrie en danger, dans son numéro daté du 28 novembre (Le Temps dans son numéro du 30, en reproduit des extraits) publie une lettre des détenus de la Conciergerie (et du 31 octobre). La voici (dans cet article les citations sont en vert).
Appel à l’opinion publique
et à la presse
Les citoyens soussignés, détenus à la prison de la Conciergerie, croient devoir appeler l’attention de leurs concitoyens sur l’arbitraire de leur détention, qui soulève les plus graves questions de droit public et privé.
Ils ont été arrêtés au lendemain du plébiscite du 3 novembre, et ils sont retenus sous l’inculpation vague et indéfinie d’attentat à raison des événements du 31 octobre.
Et d’abord la poursuite est dominée par des considérations qui suffisent à la rendre tout à fait injustifiable.
Il est de notoriété que les événements du 31 octobre ont été le résultat d’une émotion patriotique toute spontanée, qui avait été provoquée à la fois: par le désastre du Bourget dans des circonstances qui faisaient peser une grave présomption d’imprévoyance et d’incurie sur le général en chef; — par la confirmation de la reddition de Metz, énergiquement niée par le gouvernement quelques jours auparavant; — enfin par la nouvelle de la négociation d’un armistice qui indiquait que l’on songeait à préparer une paix honteuse, au lieu de songer à venger les habitants de Metz, comme l’affiche officielle elle-même y exhortait la population parisienne.
Cette émotion populaire était tellement légitime que le premier mouvement du gouvernement a été de céder devant elle.
Le gouvernement, en effet, s’était retiré et avait cédé la place à une commission présidée par MM. Dorian et Schœlcher, qui devait procéder immédiatement aux élections de la Commune, ainsi que cela résulte d’une affiche apposée dans la soirée par les soins de la mairie de Paris, laquelle affiche contenait notamment ce passage:
Les événements de la journée rendent tout à fait urgente la constitution d’un pouvoir municipal autour duquel tous les Républicains puissent se rallier.
[Sur ces affiches, voir notre article du 1er novembre.]
De son côté, le peuple nomma un Comité de salut public intérimaire, qu’il plaça également sous la présidence de M. Dorian pour procéder à ces mêmes élections.
Si l’existence d’une double autorité a pu produire une confusion momentanée, cependant le conflit fut évité, et une transaction intervint dans la soirée par l’intermédiaire de M. Dorian, à la suite de laquelle les membres du Comité de salut public se retirèrent spontanément, afin d’écarter tout ce qui eût pu fournir le prétexte le plus indirect à la guerre civile.
En face des insinuations calomnieuses, dirigées avec acharnement par le gouvernement et répétées à satiété dans toutes les pièces officielles, contre ce que MM. Trochu et Jules Favre appellent « la funeste journée du 31 octobre », il est permis à ceux qui sont persécutés à son occasion de dire que cette protestation spontanée et énergique contre un armistice, qui ne pouvait être que le prélude d’une paix honteuse et qui était un piège grossier tendu par M. de Bismarck à la France, sera dans l’histoire un titre d’honneur pour la population parisienne.
L’histoire dira aussi comment les engagements pris le 31 octobre ont été tenus, et les affiches contradictoires qui ont précédé le plébiscite du 3 novembre resteront comme des témoins irrécusables lorsque le jour sera venu d’instruire ce procès.
Mais, quoi qu’il en soit, en se soumettant à un plébiscite, le gouvernement a reconnu, ce qu’il avait d’ailleurs souvent déclaré auparavant, qu’il n’avait pas encore reçu de consécration régulière.
Il était issu d’un mouvement analogue à celui du 31 octobre, fait par les mêmes hommes, et au nom des mêmes principes.
Donc, en nous plaçant même au point de vue du gouvernement, jusqu’au plébiscite, il ne pouvait pas y avoir d’attentat commis contre lui. Outre qu’elles sont une violation des engagements formels pris à l’Hôtel de Ville, les poursuites dirigées contre nous auraient, dans tous les cas, un caractère rétroactif qui suffirait seul à les rendre insoutenables et injustifiables.
Dans de telles conditions, un procès est complètement impossible; notre arrestation et notre détention ont un caractère essentiellement arbitraire et purement politique.
N’est-il pas d’ailleurs de notoriété que les poursuites ont été délibérées dans le conseil du gouvernement? que l’idée en a été tour à tour abandonnée et reprise? que le préfet de police, M. Edmond Adam, qui n’a pas voulu se prêter à opérer des arrestations qu’il considérait comme souverainement impolitiques et injustes, a dû donner sa démission? que plusieurs républicains ont successivement répudié ce mandat? que M. Cresson n’a été finalement admis à remplacer M. Adam qu’à la condition de se faire l’exécuteur des vengeances de l’Hôtel de Ville?
Il est également de notoriété que M. Leblond, procureur général, a donné, lui aussi sa démission, et que, s’il a consenti à la retirer, il affecte de se déclarer étranger aux poursuites dirigées contre nous et d’en décliner la responsabilité.
Mais c’est là précisément ce qui met le comble à nos griefs, et ce qui doit les faire épouser par tous les citoyens désireux de sauvegarder, dans la crise que nous traversons, les droits de la liberté et de la justice.
La séparation des pouvoirs et l’indépendance de la magistrature de toute influence politique sont les principes les plus essentiels de tout gouvernement libre, de tout gouvernement honnête.
Les poursuites judiciaires ordonnées par le gouvernement, les arrestations opérées par la préfecture de police sans l’intervention du parquet et la complaisance de la magistrature, à s’incliner devant ses injonctions arbitraires, ont été les plus grands scandales du dernier empire.
Les hommes aujourd’hui au gouvernement et avec eux notamment M. Leblond, procureur général de la République, se sont signalés en dénonçant avec énergie ces odieux abus de pouvoir, et ce n’a pas été le moindre motif de leur élévation. La perpétuation de ces pratiques ne peut que déshonorer la République.
Dans tous les cas, et en admettant que les poursuites dirigées contre nous puissent être justifiables, depuis plus de trois semaines que nous sommes emprisonnés, on a eu le temps de faire l’instruction, si réellement on a voulu la faire, d’autant plus que les événements du 31 octobre se sont accomplis publiquement, et que nul de ceux qui y ont pris part n’a jamais songé à nier ses actes. Il importe donc que l’on nous donne des juges au plus vite.
À moins qu’acceptant l’héritage de toutes les iniquités du régime impérial, il ne plaise au gouvernement d’ajouter à tous nos griefs celui de la prolongation arbitraire d’une détention préventive, toujours préjudiciable, mais particulièrement pénible dans les circonstances actuelles , où elle nous arrache à nos devoirs de citoyens et de défenseurs de la patrie.
Pour nous résumer, il importe que nous soyons remis en liberté ou jugés dans le plus bref délai, et pour obtenir justice, nous nous adressons à l’opinion publique et à la presse qui, sous tous les gouvernements, mais surtout sous la République, sont les protecteurs naturels des droits des citoyens.
Victor Cyrille, Jaclard, G. Lefrançais,
J.-J. Pillot, G. Ranvier, Tibaldi, G. Tridon,
A. Vermorel, P. Vésinier.
Prison de la Conciergerie, le 26 novembre
Cet appel à la presse a peu de succès… Il est suivi d’une autre lettre, datée du 29 novembre, et publiée dans La Patrie en danger datée du 2 décembre (et, cette fois, dans Le Rappel à la même date):
Les détenus politiques à la Conciergerie nous envoient la protestation suivante, dont une copie a été adressée ce matin au gouvernement provisoire :
Prison de la Conciergerie, 29 novembre
Nous soussignés, détenus à raison des faits du 31 octobre, protestons contre la situation douloureuse qui nous est faite.
Le 31 octobre, au dire du gouvernement, a été le plus sérieux obstacle à l’armistice et à la conclusion de la paix.
Nous avons, en effet, voulu la guerre a outrance. À nous, plus qu’à tout autre, revient le devoir et l’honneur d’y prendre part.
Notre place est aux premiers rangs. Si notre vie fait ombrage à nos adversaires, qu’ils ne nous empêchent pas au moins de la donner à la défense de la patrie et de la République.
Nous retenir loin du péril en ce moment suprême, serait, à notre égard, la vengeance la plus criminelle et la plus honteuse.
Si nous ne sommes pas tombés en combattant, nous rentrerons dans nos cachots, fiers d’avoir accompli notre devoir.
À ces conditions, nous réclamons d’urgence notre mise en liberté provisoire.
Henry Bauer, V. Jaclard, G. Lefrançais, G. Ranvier,
J.-J. Pillot, Tihaldi, G. Tridon, A. Vermorel,
P. Vésinier (V. Cyrille, empêché).
Henry Bauer, dont le nom s’est rajouté, a écrit lui aussi (La Patrie en danger, 1er décembre), ainsi que Gustave Tridon (La Patrie en danger, 4 décembre) et nous avons vu une lettre de Vermorel (voir notre article du 12 novembre). Il y a peut-être eu aussi une lettre de Lefrançais? Nous en avons connaissance par un intervenant au club Favié, le 7 décembre: un membre du bureau lit cette lettre, et
Le citoyen Lefrançais se plaint de n’avoir pas été relâché avec ses codétenus pour aller combattre les Prussiens; il engage ensuite les électeurs de Belleville à demander qu’on les convoque sans retard et à protester contre la tyrannie de l’Hôtel de Ville en appelant à la mairie le grand patriote Blanqui (Marques d’impatience causées par la longueur de la missive du citoyen Lefrançais.) Le lecteur convient que les lettres des « captifs » de la Conciergerie sont, en effet, un peu longues; mais il faut les excuser, ils n’ont que ça à faire (Rires).
Excusez-moi, c’est un peu long — pourtant j’ai autre chose à faire.
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La photographie de la Conciergerie est au musée Carnavalet.
Livre utilisé
Molinari (Gustave de), Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).
Cet article a été préparé en août 2020.