Les gardes nationaux touchent trente sous (un franc cinquante, si vous préférez) par jour. Voyez ce que nous apprend Albert Goullé dans La Patrie en danger datée du 5 décembre!

Les quinze sous

Nos seigneurs les Provisoires [c’est-à-dire les membres du gouvernement — pas si provisoire que ça] viennent de rendre un décret dont la seule lecture a fait couler de mes yeux des larmes de repentir et de reconnaissance.
Quoi! me suis-je dit, rempli de honte, est-ce possible? J’ai douté de la sincérité de ces hommes bienfaisants; j’ai pu accuser ces généreux maîtres! J’ai été jusqu’à ce point aveugle et infâme! Où donc vais-je maintenant me cacher? Car, d’aller implorer mon pardon, il n’y faut pas songer; je ne l’oserai jamais: je me sens trop coupable.
Ah! que l’on voit bien que ces grands hommes appartiennent à l’antiquité! et qu’auprès d’eux nous sommes petits! Leur clémence, leur grandeur d’âme nous écrasent, comme la clémence d’Auguste jadis écrasa Cinna.

Soyons amis, dit à chacun de nous ce gouvernement grand-paternel, c’est moi qui t’en convie…
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler: avec ces trente sous que je t’avais donnés, reçois-en quinze pour ta femme!

Qui donc ne s’empresserait de répondre comme Émilie [dans Cinna de Corneille]:

Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle;
Elle est morte et ce cœur devient sujet fidèle.

Trente sous ne nous avaient pas enchaînés; nous prétendons rester citoyens, mais comme dit Livie [toujours dans Cinna, mais évidemment le premier vers, « Après cette action vous n’avez rien à craindre » est modifié]:

Pour quarante-cinq sous, vous n’avez rien à craindre;
On portera le joug désormais sans se plaindre;
Et les plus indomptés renversant leurs projets,
Mettront toute leur gloire à devenir sujets.

À vrai dire, si quelque indiscret — à bas les indiscrets! — s’avisait de demander au bureau de bienfaisance nationale où il compte puiser les quinze sous de supplément promis, on serait peut-être gêné pour lui répondre.
C’est qu’en regardant bien au fond de l’inépuisable corne d’abondance que les Provisoires ont découverte, on est tout surpris d’apercevoir la poche même des gens qu’elle semble secourir. On prend l’argent dans le gousset du citoyen; on le fait passer par la caisse municipale, on le remet dans la main du garde national. Comme les soldats des pièces militaires du Châtelet, ce sont toujours les mêmes trente sous qui défilent. J’ai marqué une pièce de dix sous: le fourrier de ma compagnie m’a déjà payé avec quatre fois, depuis trois mois.
Voici en deux mots l’ingénieux mécanisme; c’est celui de la pompe aspirante et foulante. Nos provisoires, que Cresson [le préfet de police, voir notre article du 8 novembre] garde! se sont rendus, au début du siège, acquéreurs à des prix relativement peu élevés, de presque toutes les denrées contenues dans Paris, telles que pommes de terre, haricots, bétail, fromage, etc. Dès le premier jour, ils ont fait la disette, afin de déterminer la hausse.
Pas mal de quintaux de pommes de terre ont été sacrifiés, on se le rappelle, pour assurer le succès de l’opération. Pendant que nous payions les vivres des prix insensés, on était obligé d’en jeter, dont l’état de pourriture infectait tout le quartier des halles.
La vente quotidienne des marchandises emmagasinées faisait réaliser à la ville des bénéfices énormes, à l’aide desquels on nous indemnisait (le mot est parfaitement choisi). Mais cette indemnité, en définitive, s’en retournait avec la vitesse d’un pigeon voyageur, dans le coffre municipal d’où elle était partie. À peine avait-elle le temps d’entrer dans la poche du garde national qui l’avait reçue. Elle était, dès le soir, dépensée pour quelques légumes, ou un peu de viande, vendus par la ville.
Il eût été, sans doute, beaucoup plus simple de donner de suite et directement les vivres; mais c’eût été le rationnement [voir notre article du 6 octobre]. Pas de ça: c’est trop révolutionnaire.
Et puis, on n’aurait pas eu l’air de dispensateurs bienfaisants, de Providence des pauvres. On n’aurait pas mérité de la reconnaissance, et pu gémir sur l’ingratitude populaire.
Aujourd’hui que la rareté réelle permet encore de surélever les prix, on augmente lourdement. Nous voilà bien avancés!
Ce n’est pas du billion [il s’agit de petite monnaie, de billon] qu’il nous faut, si ce n’est pour le fondre et en faire des canons. Nos femmes, pas plus que nos enfants ou que nous-mêmes, ne se nourrissent de métal.
Mais il ne faut pas toucher à la grande loi de l’offre et de la demande. Périsse le sens commun plutôt que ce principe! Vous continuerez à recevoir de l’argent pour acheter des denrées, que ceux qui les possèdent ne lâcheront pas demain pour de l’or, les caves de la Ville étant bientôt vides. Au surplus, silence! Il importe d’étouffer immédiatement tout ferment de discorde.
Il suffit. Serrons de plusieurs crans nos ceintures, et chantons les louanges des bonnes âmes qui viennent d’allonger quinze sous à nos femmes.

Albert Goullé

Et en plus, les femmes auront bien du mal à toucher cet argent — souvenez-vous des lettres qu’Adolphe Clémence a dû écrire en ce même décembre 1870! Et encore, il était légalement marié avec sa femme. Imaginez les autres!

[Ajouté le 4 décembre 2021. À la demande d’un de mes amis lecteurs, je précise que le décret en question est paru dans le Journal officiel du 29 novembre 1870.]

*

J’ai copié la lithographie de couverture dans le livre de Dayot.

Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles, autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).

Cet article a été préparé en juillet 2020.