Les Tirailleurs de Belleville ont participé à la journée insurrectionnelle du 31 octobre, ils ont (brièvement) arrêté les membres du gouvernement, ils sont « le » bataillon de Gustave Flourens — on les appelle même souvent les « Tirailleurs de Flourens » — et ça, ces messieurs au pouvoir ne l’oublient pas.

Pourtant, au retour de la bataille de la Marne, au cours de laquelle trois d’entre eux ont été tués, le jour même de leur enterrement (30 novembre), on peut lire dans le Journal des Débats (d’après La Vérité):

Les tirailleurs de Belleville sont partis dimanche matin [le 27]; le général en chef leur avait confié un poste d’honneur, la garde des avant-postes de Maisons-Alfort, sur la route de Créteil.

Les soldats-citoyens n’ont pas eu à attendre longtemps pour se mesurer avec l’ennemi. En effet, à minuit, les Prussiens ont attaqué nos tranchées; ils paraissaient être en force, à en juger par la vivacité de leur fusillade.

Mais ils ont trouvé des adversaires résolus, qui ont vigoureusement riposté. Déployés sur toute la ligne des avant-postes, les tirailleurs de M. Flourens ont soutenu pendant quatre heures le choc de l’ennemi qui est revenu jusqu’à trois fois et a toujours été repoussé avec perte ; malheureusement nous aussi nous avons à déplorer quelques hommes perdus; il y a eu plusieurs morts et des blessés.

Ces derniers ont été transportés soit aux ambulances de rempart, soit, ceux qui étaient moins grièvement blessés, à l’ambulance du 2e secteur, aux Folies-Belleville.

Il n’y a qu’une voix pour admirer la bonne tenue et le courage des gardes nationaux de Belleville pendant le combat de nuit; ils ont, eux aussi, reçu glorieusement le baptême du feu.

Mais ça ne dure pas. Nul doute que la présence de Flourens entre ses tirailleurs — alors qu’il est sous mandat d’arrêt — et les articles dans lesquels il s’en vante (voir nos articles des 2 et 6 décembre) agacent le pouvoir.

Décret daté du 6 décembre (publié dans le Journal officiel du 7):

Le Gouvernement de la défense nationale.

Vu l’ordre du jour du général Clément Thomas en date du 6 décembre 1870, signalant de nombreux actes d’indiscipline commis par le bataillon dit des Tirailleurs de Belleville,

DÉCRÈTE :

Art. 1er. Le bataillon dit des Tirailleurs de Belleville est dissous.
Les hommes appartenant à ce bataillon sont tenus de remettre leurs armes et leur équipement entre les mains du commandant de l’artillerie du 3e secteur, dans le délai de trois jours, sous peine d’être poursuivis comme détenteurs d’armes de guerre.

Art. 2. Les hommes ayant fait partie du bataillon dissous, qui méritent par leur conduite d’être maintenus dans la garde nationale, composeront le noyau d’un nouveau bataillon formé par les soins du général commandant supérieur.

Fait à Paris, le 6 décembre 1870.

JULES FAVRE, GARNIER-PAGÈS, ERNEST PICARD,
JULES FERRY, EMMANUEL ARAGO, JULES SIMON,
EUGÈNE PELLETAN.

Clément Thomas s’est fondé sur « des rumeurs fâcheuses » et a demandé un rapport au chef de bataillon Lampérière.

Dans un premier rapport en date du 28 novembre [c’est Clément Thomas qui parle], le chef de bataillon Lampérière déclare qu’étant sorti le soir, à huit heures et demie, accompagné de l’adjudant-major Lallemant, il a fait une ronde dans la tranchée et recommandé à ses hommes de ne pas tirailler inutilement. La ronde terminée, il se retirait dans la direction de la ferme des Mèches, lorsqu’il entendit une vive fusillade et aperçut bientôt, fuyant à la débandade, une grande partie des 1re et 2e compagnies de son bataillon, de service à la tranchée. Ce ne fut qu’à grand’peine et à force d’énergie qu’il arrêta ses hommes et parvint à les ramener en partie à leur poste.

Cette honteuse échauffourée, provoquée d’après certains rapports par la fusillade intempestive des tirailleurs, coûta la vie à trois d’entre eux, plus trois blessés. Les hommes rejetèrent la cause de leur panique sur le capitaine Ballandier, qui aurait fui le premier en criant qu’ils étaient tournés.

Il cite ensuite un colonel d’infanterie, Le Mains:

Mon général,

J’ai l’honneur de vous demander, d’urgence, le rappel à Paris des tirailleurs de Belleville.

Non-seulement leur présence ici n’est d’aucune utilité, mais elle pourrait occasionner un grave conflit avec les gardes nationaux du 147e (bataillon de la Villette), placé à côté d’eux.

La haine entre ces deux bataillons est telle, qu’ils ont établi dans la tranchée une espèce de barricade qu’ils s’interdisent mntuellement de franchir. La présence de M. Flourens dans ce bataillon, a amené de nouvelles difficultés, les officiers ne voulant pas le reconnaître pour chef.

Ce matin, le rapport du commandant de l’aile droite m’informe qu’il a dû faire occuper et surveiller particulièrement la tranchée de droite, les tirailleurs de Belleville ayant abandonné leur poste.

Dans les circonstances où nous nous trouvons, un conflit entre nos troupes serait désastreux.

D’un autre côté, le mauvais exemple que donnent, à tous moments, les tirailleurs de Belleville est des plus fâcheux.

Tels sont les motifs, mon général, qui me font vous demander leur rappel immédiat à Paris.

Ah! Voilà! Flourens a rejoint « ses » tirailleurs. Des « rapports » l’établissent — ou alors ses propres articles!

D’autres rapports, qu’il serait trop long de reproduire ici, établissent que le citoyen Flourens, révoqué du grade de commandant qu’il occupait dans le bataillon des tirailleurs de Belleville, est allé rejoindre ce bataillon dans ses cantonnements, a repris les insignes du grade qui lui a été retiré et tenté de reprendre aussi le commandement.

Il résulte des documents qui précèdent: que deux compagnies du bataillon des tirailleurs de Belleville, de service dans les tranchées, ont pris lâchement la fuite devant le feu de l’ennemi; que le bataillon a refusé de se rendre à son poste sur l’ordre qui lui a été donné, et que, s’y étant rendu plus tard, il l’a abandonné au milieu de la nuit.

Il résulte, de plus, que le citoyen Flourens s’est rendu coupable d’une usurpation d’insignes et de commandement militaires.

En présence de pareils faits que la garde nationale tout entière répudie, le commandant supérieur propose: 1° La dissolution des tirailleurs de Belleville; 2° Les 61 gardes de ce corps qui ont disparu seront traduits devant les conseils de guerre pour désertion en présence de l’ennemi, ainsi que l’aide-major Lemray (Alexis), parti le 28 pour conduire des blessés à l’ambulance et qui n’a plus reparu; 3° Une enquête sera faite sur la conduite du capitaine Ballandier, pour apprécier si la même mesure ne lui sera pas appliquée; 4° Le citoyen Flourens sera immédiatement arrêté et traduit en conseil de guerre pour les faits imputés à sa charge. Un certain nombre d’hommes du bataillon ayant mérité par leur bonduite de ne pas être confondus avec ceux que frappe cet ordre du jour ils formeront le noyau d’organisation d’un nouveau bataillon.

Le général commandant supérieur des gardes nationales de la Seine,

CLÉMENT THOMAS

En effet, Gustave Flourens est arrêté, ce même 6 décembre, et emprisonné à la Conciergerie, puis à Mazas. Il le raconte dans une lettre au Combat (que je copie dans Le Soir, qui la reproduit dans son numéro daté du 11 décembre), sous le titre « Guet-Apens »:

Mazas, 8 décembre 1870

Le mardi 6 décembre, j’avais été dans l’après-midi â Créteil, rendre visite à un bataillon de la garde nationale nouvellement arrivé aux avant-postes.

Rentré à Maisons-Alfort vers les six heures et demie, j’appris que le bataillon des tirailleurs avait reçu l’ordre de rentrer à Paris.

Tandis que je m’occupais d’assurer la subsistance de quelques tirailleurs restés en arrière par suite de ce départ si précipité, je vis venir deux chasseurs à pied qui me demandèrent très-poliment de la part de leur commandant d’aller le voir.

J’avais déjà eu occasion de faire connaissance avec cet officier à propos du service militaire. Je ne croyais pas qu’on pût vouloir se servir de lui comme d.’un policier pour me tendre une souricière.

« Je suis chargé, me dit-il avec embarras, de vous faire arrêter, par ordre du général Clément Thomas et conduire à Charenton. »

Je ne fis aucune observation. L’exécuteur des hautes-œuvres de M. Clément Thomas sentait trop bien lui-même à quel rôle le réduisait ce général-gendarme, pour qu’il fût nécessaire d’insister à cet égard.

Il était également inutile d’exposer une trentaine de tirailleurs à se faire tuer ou emprisonner par le bataillon de chasseurs.

L’armée française, qui voudrait héroïquement expulser du sol français tous les Prussiens, est réduite par ses généraux incapables, lâches et traîtres, à toujours reculer devant les Prussiens, à n’arrêter que des républicains trop loyaux et trop confiants.

Donc, nous allâmes au fort de Charenton. En route, je rencontrai un de mes tirailleurs et lui dis que j’allais à Paris, afin de le tranquilliser, de ne pas l’exposer à partager inutilement mes dangers.

Au fort, je fus enfermé dans une chambre par le colonel commandant la place.

À une heure et demie du matin, on déverrouille ma porte. C’était un colonel d’état-major du général Clément Thomas, avec deux adjudants-majors du même. Ces messieurs s’emparent de mon sabre et de mon revolver placés sur une table, et me prient de les suivre.

Dans la cour était leur voiture, une voiture cellulaire pour moi, avec une escorte de dragons.

Nous partons au galop, et faisons un long circuit tout autour de Paris. Enfin, à trois heures du matin, on m’amène à la Conciergerie.

L’adjudant-major qui emporte mon sabre et ma lunette d’approche, me dit : « J’ai été désarmé dans la nuit du 31 octobre, aujourd’hui je prends votre sabre, je rentre dans mes meubles. »

Tant que M. Clément Thomas ne m’aura pas rendu mon sabre et mon revolver, je l’accuserai de vol, car ce sabre et ce revolver m’appartiennent. J’ai acheté le sabre de mon argent, et le revolver m’a été donné par les Crétois. Je tiens à ces armes.

À la Conciergerie, j’eus la visite de M. Auguste Querenet, lequel m’apprit que j’étais inculpé de menaces de mort, de séquestrations arbitraires, d’attentats contre la République, d’excitation à la guerre civile, etc., etc., etc. sans tenir compte d’autres crimes et délits purement militaires.

Naturellement, je ne répondis rien à l’interrogatoire de ce juge d’instruction.

A six heures du soir, nouvelle voiture cellulaire. On me transfère à Mazas, où je suis en ce moment, dans une cellule sans feu, car nos philanthropes pseudo-républicains ont jugé a propos de supprimer l’ancien calorifère de Mazas qui pourtant chauffait si peu.

Tout cela m’est égal. Vous ferez de moi ce que vous voudrez.

Achevez de trahir Paris, si Paris accepte d’étire trahi. Quant à moi, même du fond de vos cachots, je ne cesserai de protester contre tant d’infamies et d’opprobres!

Je suis magistrat municipal de Paris ; en me détenant arbitrairement, vous violez toutes les lois.

Gustave Flourens.

Sans gâcher la suite de l’histoire, je peux vous le dire, le rapport de Clément Thomas était bourré de mensonges. Mais nous verrons cela dans notre article du 10 décembre.

*

Le dessin d’Auguste Lançon vient du musée Carnavalet, bien sûr.

Cet article a été préparé en juin 2020.