Et subitement sa voix se tait. Son journal meurt, malgré tant de sacrifices de ses amis, tant d’opiniâtreté, tant d’éloquence, de talent, de génie patriotique, chez lui. Il a été impossible de faire vivre l’humble feuille.
C’est ainsi que Gustave Geffroy annonce dans son livre la fin de La Patrie en danger.
Le dernier numéro est daté du 8 décembre, il est paru hier. On y lit:
La PATRIE EN DANGER cesse de paraître. Nous dirons franchement pourquoi: les ressources nous manquent. Malgré la plus stricte économie, malgré la gratuité absolue de la Rédaction, le journal n’arrive pas à faire ses frais. Le déficit est peu de chose, mais il suffit quand on est pauvre.
Nous regrettons amèrement que cette nécessité survienne au moment ou chacun doit lutter de ses derniers efforts.La Rédaction.
Comme le dit encore Geffroy — décidément, L’Enfermé est un très beau livre –,
Blanqui retourne à la nuit, au silence.
Avant d’en finir avec ce journal, grâce auquel j’ai tant appris sur ce moment de l’histoire, voici ce qu’on lit dans ce dernier numéro:
Des nouvelles de la guerre (à Aulnay);
un article de Blanqui, si, si, mais paru déjà le 27 septembre, Des nécessités de la défense, seulement évoqué dans notre article à cette date, qui se termine par
Paris ne doit pas se rendre et ne se rendra pas.
Paris est un navire en détresse dans la tempête. Tout le monde sur le pont, tout le monde à la ration et à la manœuvre.
Sinon le naufrage.
Ce que Blanqui complète, je cite le début:
La Patrie en danger n’a publié depuis le 27 septembre, aucun autre article de fond sur le même sujet. Elle ne pouvait que se répéter. La question est simple et ne comporte pas une longue polémique.
Et aussi:
L’heure est venue de régler avec un scrupule religieux l’emploi de nos dernières ressources. Deux mesures sont indispensables: 1° l’inventaire; 2° le rationnement.
Les Prussiens ont repris Orléans;
Gustave Tridon est en prison (arrêté depuis le 4 novembre) et il est malade — il en mourra dans neuf mois — mais le procureur de la République Henri Didier (celui de la trinité présentée dans notre article du 8 novembre) trouve qu’il a trop de santé (être procureur de la République donne des compétences médicales, c’est bien connu);
Raoul Rigault regrette de ne pas avoir publié d’articles sur tous les misérables, mouchards, coquins…;
la lettre de Gustave Flourens publiée dans notre article du 6 décembre (juste avant son arrestation) est là;
un petit article du Réveil;
un enterrement civil;
encore Rigault sur les élections dans la garde mobile;
Henri Goullé (c’est plutôt son frère Albert, d’habitude) prend la plume pour nous parler du Combat de classes;
Gaston Dacosta sur la mobile de Paris;
des annonces de réunions publiques, parmi lesquelles je vous signale celle-ci:
Le Club républicain des citoyennes du XIVe arrondissement invite toutes les citoyennes à la réunion publique qui se fera mercredi, 7 courant, à 2 heures précises, 10 rue Maison-Dieu.
Pour le Comité d’initiative
Marie Bertin
… mais, juste avant les réunions publiques, le tout dernier article de La Patrie en danger, le voici:
La soupe au vin
On prend du vin pur, on le verse dans une casserole ou une marmite placée sur un feu doux. On le maintient ainsi pendant une demi-heure à une température voisine de l’ébullition, mais sans le faire bouillir; on y met du sucre, des tranches de pain fortement grillées, et on mange cette soupe sans attendre que le pain soit trempé.
En opérant ainsi, le pain devra être nécessairement mâché pour être imbibé de salive, le vin sera dépouillé de plus de la moitié de son principe enivrant: il nourrira et pourra être pris en grande quantité sans produire de fâcheux résultats.
Il est indispensable de faire boire du vin ainsi modifié ou plutôt de faire manger de cette soupe aux femmes, aux enfants et aux personnes délicates, surtout à celles qui n’ont pas l’habitude de boire du vin. Quand on manquera de légumes, on pourra faire infuser du thé dans le vin chauffé avant d’y mettre le pain grillé: on mangera, en les mâchant, les feuilles de thé, comme le font les Chinois, et remplacer les légumes verts quand on ne pourra plus s’en procurer.
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Et c’est fini. La disparition du journal nous laisse orphelins — mais je vais tâcher de continuer quand même! Vivement le 21 février, que je puisse utiliser un autre quotidien!…
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Je ne sais pas quand exactement Eugène Carrière a peint ce portrait d’Auguste Blanqui. Il est très visible, en bas à droite, qu’il est dédié à Gustave Geffroy. Et il est au musée Carnavalet.
Livre cité
Geffroy (Gustave), Blanqui L’Enfermé, L’Amourier (2015).
Cet article a été préparé en août 2020.