Il y a un moment déjà que nous n’avons pas de nouvelles de Victorine (depuis le 29 novembre).

Malgré le nombre incalculable d’ambulanciers depuis le 29, 30 novembre, un rapport prussien daté du 5 décembre donnait avis au général Ducrot que de nombreux cadavres étaient restés sur le sol aux avant-postes, entre Paris et Champigny; on envoya une escorte de terrassiers pour les ensevelir. On en compta pas moins de 685. Tous ces corps furent placés dans les fossés par couches, et chaque couche reçut un lit de chaux. Les fosses comblées, une croix de bois noir fut plantée sur le tumulus ; elle portait cette inscription:

Ici reposent 
Six cent quatre-vingt-cinq
Soldats et officiers français tombés
sur le champ de bataille.
Ensevelis par les ambulances de la presse
Le 8 décembre 1870.

Je pense que, depuis ce temps, on a dû élever un monument à leur mémoire.

Il y a un monument aux morts de cette bataille à Champigny. Et un ossuaire, ouvert huit ans après la bataille — donc déjà ouvert quand Victorine a écrit son livre — et qui contient les restes de mille sept soldats français et trois cent soixante-dix-sept soldats allemands, si j’en crois un article paru dans Le Parisien libéré en 2016.

Beaucoup parmi eux seront morts faute d’avoir été relevés à temps, une mort de ce genre doit être affreuse.
Voilà les merveilles de la guerre.

Le 6 décembre, le bruit circule de la défaite d’Orléans ; la ville est réoccupée par l’armée allemande.
On ne sait pas qui croire, cela est-il vrai ? Cela n’est-il pas vrai ? On passe sa vie alternativement entre le doute et l’espérance. En vérité, on n’ose plus aller aux nouvelles. Les affiches commencent à être abandonnées, souvent elles démentent le soir ce qu’elles avaient annoncé le matin.

Le 9 décembre nous sommes aux remparts ; il neige, le froid continue toujours avec plus de rigueur ; le matin, j’ai quitté ma petite famille, mes pauvres petits sont bien malheureux, on ne peut faire de promenades par ce temps, les chéris ont froid à leurs petites mains et à leurs petits pieds ; ce matin nous ne pouvions allumer de feu, tant le bois était vert et suintait d’humidité; ma mère aussi souffre du froid et du manque de nourriture, elle n’est plus jeune, elle a 62 ans. Elle est toujours très énergique et très courageuse, mais elle aussi tousse beaucoup; cela fait pitié, je suis inquiète, les enfants et les vieillards meurent chaque jour par centaines.
Je fais tous mes efforts pour adoucir leur sort, mes moyens sont hélas bien faibles; lorsque je suis aux remparts, ma pensée est vers eux.
Je suis aussi très inquiète de mon mari, dont je n’ai pas reçu de nouvelles depuis son départ; est-il mort, est-il blessé ou prisonnier? Le peu de nouvelles que j’ai apprises, c’est que les Prussiens ne font pas de quartier aux francs-tireurs.

Les francs-tireurs n’étaient pas considérés comme des soldats « officiels » et les règles de la guerre ne s’appliquaient pas à eux. En particulier on exécuta des prisonniers.

Lorsque j’eus connaissance de la reprise d’Orléans, j’étais très tourmentée. Jusqu’alors nous avions de l’espérance, je voyais les choses moins sombres, mais chaque jour nous apprenions de nouveaux désastres, de nouvelles défaites, toujours occasionnés par l’imprévoyance et l’impéritie du gouvernement et aussi des chefs de l’armée. C’était vraiment décourageant.

La misère et la mort augmentaient de jour en jour, tous les malheurs étaient accumulés sur la France ; dans les rues de Paris c’était affreux, on ne rencontrait que des gens à la figure pâle et fatiguée, si triste; on ne pouvait faire un pas sans trouver sur son chemin un ou plusieurs convois funèbres; on s’habituait tellement à voir la mort défiler devant soi que cela semblait faire partie de la rue.

Comme je l’ai déjà dit, j’étais une privilégiée relativement, car, malgré nos privations, il y en avait des milliers qui étaient plus malheureux que nous.

10 décembre, nouveaux placards, nouvelles incertitudes, nouveaux mensonges.

12 décembre, nous sommes aux bastions; il a gelé toute la nuit, les remparts sont couverts de neige; le matin, je remarque de la glace cristallisée sur les feuilles qui pendent des branches des arbres; en secouant légèrement ces tiges, de petites feuilles de cristal se détachent et tombent sur le sol sans se briser, elles ont gardé l’empreinte de la feuille sur laquelle elles s’étaient moulées; lorsqu’on y touche, elles se pulvérisent comme du verre. 

*

La photographie de l’ossuaire de Champigny a été faite par Laure Parny pour un article dans Le Parisien libéré du 19 février 2020. Je me suis permis de la copier pour en faire la couverture du présent article.

Livre cité

Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

Cet article a été préparé en août 2020.