Eh bien, puisque nous n’avons plus de presse révolutionnaire (voir notre article du 8 décembre), il ne nous reste plus qu’à nous tourner vers les auteurs réactionnaires.

Aujourd’hui, Edmond de Goncourt, seul à écrire le « Journal des Goncourt », depuis que son frère est mort de la syphilis le 20 juin dernier — il arrive que les femmes que ces messieurs méprisent tant se vengent… Bref, Edmond de Goncourt, qui habite Auteuil, tient son journal — et le publie. Au moins n’a-t-il pas, comme tant d’autres bourgeois, « franc-filé » à l’approche des Prussiens.

Voici quelques extraits de ce journal, « ces jours-ci » (dans cet article, les citations sont en vert):

Mardi 29 novembre. — La viande salée, délivrée par le gouvernement, est indessalable, immangeable. J’en suis réduit à couper le cou à une de mes dernières petites poules, avec un sabre japonais. Ça a été abominable, cette pauvre petite poule voletant, un moment, dans le jardin, sans tête.

Rassurez-vous, il mange aussi au restaurant. Chez Brébant. Le restaurateur du boulevard Poissonnière qui fait le titre de cet article. Lequel titre est une citation, non pas de monsieur de Goncourt, mais d’Émile Dereux (voir notre article du 15 novembre),

Allons Brébant, tourne la casserole,
Pour un beefsteak, on va rendre Paris!

Dereux en parle, mais Goncourt y mange — chacun son truc.

Chez Brébant, on cause de la misère noire, dans laquelle sont tombés soudainement des gens qui avaient hier l’aisance de la vie. Charles Edmond raconte que sa femme, se trouvant chez leur boucher, avait vu une femme proprement vêtue, vêtue comme une femme de la société, entrer et demander un sou de râclures de cheval. Et Mme Charles Edmond lui ayant mis une pièce blanche dans la main, la femme, comme remerciement, s’était mise à fondre en larmes.
On parle ensuite de la surexcitation nerveuse de la femme, de l’affolement produit par les événements, de la crainte que l’on a d’avoir à réprimer des émeutes de femmes.

Rassurez-vous, ils vont s’y faire et, le moment venu, ne craindront plus rien…

En attendant, on cause chez Brébant: non seulement on y mange, mais on y est entre gens de bonne compagnie. C’est sans doute sur le chemin pour s’y rendre, qu’il remarque cette image pittoresque…

Lundi 5 décembre. — Dans la rue Montmartre, devant la fenêtre d’un marchand de vin, où a pris domicile un friturier, des hommes, des femmes, des enfants dînent à la chaleur du petit trou flambant, dînent d’une crêpe qu’ils dévorent toute chaude, dans un morceau de journal.

Je vous passe les animaux exotiques sur la carte des restaurants, nous aurons des articles « éléphants » pour la Saint-Sylvestre et le Nouvel-An. Je vous passe aussi la mollesse des bataillons de Belleville. Le sens de l’observation de notre « diariste » n’est pas extrêmement aigu, semble-t-il.

Samedi 10 décembre. — Pour la première fois, je remarque, à la porte des épiciers, des queues, des queues inquiétantes de gens, se jetant indistinctement sur tout ce qui reste de boîtes de fer-blanc dans leurs boutiques.
Tout le monde fond, tout le monde maigrit. On n’entend que gens, se plaignant d’être réduits à faire resserrer leurs culottes, et Théophile Gautier se lamente de porter des bretelles, pour la première fois: son abdomen ne soutenant plus son pantalon.

Rassurez-vous encore, ni lui ni Théophile Gautier n’ont dû se contenter de la soupe au vin et des feuilles de thé dont La Patrie en danger nous a donné la recette avant de disparaître (voir, toujours, notre article du 8 décembre).

Mardi 13 décembre. — On parle, chez Brébant, des populations dévastatrices de la banlieue, campée dans les maisons. Du Mesnil raconte qu’un de ces réfugiés a fait de la maison qu’il habite, une resserre à chiffons. Un second a fait d’une autre maison une maison de prostitution, non clandestine [comme l’était sans doute celle où Jules de Goncourt a honnêtement attrapé sa syphilis], mais ignoblement publique, comme un gros 8 de l’avenue de Vincennes…

Brébant, Brébant, mais c’est qu’il n’y a pas que Brébant!

Jeudi 15 décembre. — Je dînais, ce soir, chez Voisin.

Bon, ça ira pour aujourd’hui, avec ce monsieur.

Il sera encore question de nourriture dans plusieurs des prochains articles, forcément. Et même de Brébant dans celui du 15 janvier.

*

Pour la première fois Goncourt remarque une queue devant une épicerie… En voici une belle devant la boutique (mère) de Félix Potin, au coin du boulevard de Sébastopol et de la rue Réaumur. En novembre. Bien avant le 10 décembre puisqu’il n’y a pas de neige par terre… C’est un tableau d’Alfred Decaen qui est au musée Carnavalet.

Livre cité

Goncourt (Edmond de)Journal des Goncourt — Deuxième série — Premier volume 1870-1871Charpentier (1890).

Cet article a été préparé en août 2020.