L’officier d’ordonnance d’Irisson d’Hérisson, que j’ai déjà cité abondamment (je me demande parfois comment l’appelaient ses amis, Riri? Sonson?), raconte une très touchante histoire dans laquelle il traverse la Seine avec Jules Favre dans une petite barque « trouée comme une écumoire à coups de fusil, jusqu’à sa ligne de flottaison à vide ». Sauf qu’elle n’est pas à vide puisqu’ils sont dedans. « Une casserole de fer-blanc, transformée en écope, me permit de rejeter l’eau » (ouf). La Seine charrie « des glaçons de deux à trois mètres carrés », la nuit est noire. Il en met des pages mais nous allons nous arrêter là. Je cite quand même (dans cet article les citations sont en vert):

Quand on causait avec Jules Favre, à cette époque, et encore maintenant, lorsqu’on parcourt ses dépêches, sa correspondance, ses rapports, ses livres, on s’aperçoit qu’il joua tout le temps le rôle de ce personnage de je ne sais quelle comédie qui traverse toute une pièce en répétant continuellement: « Que je souffre, mon Dieu, que je souffre! Oh! ma tête, ma tête! » Cela est très comique. Mais, à cette époque, il exprimait ces plaintes avec tant de conviction, il mettait une telle sincérité dans ses jérémiades, qu’il n’excitait pas d’autre sentiment que celui de la commisération.

Je vous résume ce qui se passe — si Jules Favre a traversé la Seine, pour se rendre sur « la rive allemande » (si, si), c’est donc pour rencontrer Bismarck, et il l’a rencontré… Si vous aimez le style d’Irisson d’Hérisson, en voici encore un peu (ça y est, Favre est face à Bismarck):

Après les politesses préliminaires, Jules Favre ayant dit qu’il venait reprendre les négociations de Ferrières [voir mon article du 19 septembre], M. de Bismarck avait brusquement répliqué:

— La situation n’est plus la même, et si vous maintenez votre principe de Ferrières: « pas un pouce, pas une pierre », il est inutile que nous causions davantage. Mon temps est précieux, le vôtre aussi. Je ne vois pas la nécessité de le perdre.

Et, changeant d’idée, regardant son interlocuteur:

— Vous avez beaucoup blanchi depuis Ferrières, monsieur le ministre, ajouta-t-il.

Jules Favre allégua les soucis du gouvernement, les amertumes de la défaite.

Le Jules Favre a même réussi à apitoyer Bismarck (fort inutilement, d’ailleurs). Je m’arrête ici, n’hésitez pas à lire le livre d’irisson d’Hérisson, qui est sur Gallica.

Je vais me contenter des commentaires de Florent Rastel, qui, relisant son journal de 1871 en 1914, nous dit Jean-Pierre Chabrol dans Le Canon Fraternité, note:

Le pauvre Favre était littéralement pris entre deux feux: devant, les Prussiens, derrière, ses Parisiens. Le 23, confiant à Hérisson [vous voyez, Florent le lit aussi] une dépêche pour Bismarck, il recommande le secret au capitaine: « Dieu seul sait ce que nous fera la populace parisienne quand nous serons obligés de lui dire la vérité! » Deux jours plus tard, le même Favre se plaint à Moltke: « Je ne peux laisser désarmer la garde nationale à aucun prix! Ce serait la guerre civile! »

Le « pauvre Favre »! lui aussi! Et Florent ne s’autocritique même pas quand il relit encore une fois ses notes en 1936. Il en remet même une couche:

Bismarck à Favre: « Provoquez une insurrection maintenant, alors que vous avez assez d’armes pour la réprimer! » Horrifiante à l’époque, la suggestion paraît aujourd’hui dans la ligne, sagement traditionnelle.

Favre et les siens la provoqueront bientôt, cette insurrection, et Bismarck aidera leur armement…

Mais nous sommes le 27 janvier 1871, Florent Rastel a dix-sept ans, il ne connaît pas la suite de l’histoire, et il est à Belleville. À sept heures du matin, Le Rappel modifie sa une:

Dernières nouvelles

Sept heures du matin.
Le Journal officiel, qui paraît à l’instant, contient la note suivante:

Tant que le gouvernement a pu compter sur l’arrivée d’une armée de secours, il était de son devoir de ne rien négliger pour prolonger la défense de Paris.
En ce moment, quoique nos armées soient encore debout, les chances de la guerre les ont refoulées, l’une sous les murs de Lille, l’autre au delà de Laval, la troisième opère sur les frontières de l’Est.
Nous avons dès lors perdu tout espoir qu’elles puissent se rapprocher de nous, et l’état de nos subsistances ne nous permet plus d’attendre.
Dans cette situation, le gouvernement avait le devoir absolu de négocier. Les négociations ont lieu en ce moment. Tout le monde comprendra que nous ne pouvons en indiquer les détails sans de graves inconvénients. Nous espérons pouvoir les publier demain. Nous pouvons cependant dire dès aujourd’hui que le principe de la souveraineté nationale sera sauvegardé par la réunion immédiate d’une assemblée; que l’armistice a pour but la convocation de cette assemblée; que, pendant cet armistice, l’armée allemande occupera les forts, mais n’entrera pas dans l’enceinte de Paris; que nous conserverons notre garde nationale intacte et une division de l’armée, et qu’aucun de nos soldats ne sera emmené hors du territoire.

Florent, à Belleville:

Mais voici des cris, puis un silence, un tel silence…
Je vais voir.

Paris vient de capituler.

*

L’image de couverture, qui vient du musée Carnavalet, nous rappelle que l’armistice concerne la guerre franco-prussienne et pas juste le siège de Paris…

Livres cités

D’Hérisson (Maurice d’Irisson), Journal d’un officier d’ordonnance: juillet 1870-février 1871, Ollendorff (1885).

Chabrol (Jean-Pierre)Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).

Cet article a été préparé en août 2020.