Nous avons vu, dans notre article du 12 décembre, Victorine s’inquiéter de la défaite d’Orléans. D’autant plus que son mari, Jean Rouchy, était franc-tireur, et, nous a-t-elle dit:

que les Prussiens ne font pas de quartier aux francs-tireurs.

Puis il y a eu Noël, le jour de l’an (et son chat), Buzenval, le 22 janvier, la capitulation… Et, enfin:

Le 28 janvier, je reçus un petit billet venant d’Orléans, ainsi conçu.

Votre mari prisonnier, mais en sûreté, venez. Chevrier, rue de Bourgogne.

Je ne me souviens pas si ce billet me parvint par pigeon. Dès que je le reçus, je m’en fus chez le commandant G. et lui demandai conseil. Il m’engagea de partir pour Orléans.

Le 31 janvier et le 1er février, les trains commençaient à circuler, il me fit obtenir deux laissez-passer, dont un en blanc pour que mon mari puisse revenir avec moi, le cas échéant.

De Paris à Orléans, le trajet était alors de quatre heures. Je me suis décidée à partir, mais il y avait encore bien des difficultés ; d’abord les voies ferrées étaient entre les mains des Prussiens, et il fallait faire une course assez longue pour arriver à la station. Je partis à pied du côté de l’avenue d’Italie jusqu’à Choisy-le-Roi, où je devais prendre mon train pour Orléans.

Elle finit par monter dans un train. Mais ce n’est pas si simple…

Mon voisin de place était un pauvre homme, avec un petit bébé, âgé de quelques semaines; cet enfant et ce père faisaient pitié; il pleurait et j’osai lui demander son histoire, voici ce qu’il me raconta. Sa femme est morte en couche, il a soigné lui-même son pauvre petit comme il a pu, et il le conduit dans sa famille, dans un faubourg d’Orléans; une fois-là, avec de bons soins, il pourra peut-être le sauver. Ce malheureux père nous raconte la mort de sa jeune femme, sa misère et tous les efforts qu’il a faits pour sauver son enfant ; ce pauvre petit avait l’air d’un moribond.

Nous mîmes bien du temps de Paris à Étampes; le train s’arrêtait à tout instant hors de propos. Dans une station où l’on fit halte, sans qu’on pût descendre de wagon, on vint nous offrir du pain et du lait, mais les Prussiens ne nous permirent pas d’acheter quoi que ce fût.

Ce pauvre homme n’avait plus rien à donner à son cher petit, je suis allée supplier un des soldats de bien vouloir nous procurer du lait, et je lui remis un franc; cet homme a refusé de faire la commission. Le pauvre père était fou de désespoir, il voyait son cher petit suffoqué par le besoin d’un aliment quelconque, le pauvre bébé avait sa petite langue desséchée, sa poitrine se soulevait péniblement, il râlait presque, et il se trouvait un homme du peuple, un simple soldat prussien qui refusait de procurer un peu de lait à un pauvre innocent, sans ordre, de son propre vouloir, cela après la signature de la capitulation. Voilà à quel point nos gouvernants arrivent à faire d’un homme une brute. Enfin nous continuâmes notre trajet jusqu’à Étampes, petite ville située à 60 kilomètres d’Orléans. À notre arrivée à cette place, on nous fit descendre de wagon; nous pensions que nous serions un peu plus heureux, mais d’autres surprises désagréables nous étaient ménagées. On nous installa mal dans le buffet de la gare, ainsi que d’ordinaire on nous enferma comme des prisonniers; cependant on nous permit de nous procurer quelques aliments, du jambon à un prix assez élevé, du pain et du lait. Ils n’ont pas omis l’exploitation. J’ai acheté du lait et du pain; une personne avait une lampe à esprit-de-vin, j’ai fait bouillir ce lait; lorsqu’il fut tiède, je le mis dans le biberon du pauvre petit que je pris sur mes genoux; je le fis boire, sa pauvre tête était ballante; cependant il but avec avidité, nous lui avions fait un lit sur deux caisses, et il s’endormit. Ce pauvre père me remercia, et me dit: « Si vous saviez comme j’aime mon petit », et il pleurait le pauvre homme, cela faisait mal de l’entendre.

C’est la nuit entière qu’ils passent dans cette gare. Enfin,

on avertit qu’un train allait venir, tous de nous précipiter, puis impatients, nous nous approchâmes de la voie; les sentinelles nous faisaient déguerpir en frappant de la crosse de leur fusil sur le sol et criant: « Furt! Furt! » C’est ainsi que j’ai reçu sur les deux orteils un coup de crosse de fusil, dont je porte encore la marque; au bout d’une demi-heure d’attente, aucun train ne venait, ils nous firent entrer de nouveau dans la salle et refermèrent la porte à clé.

Et ainsi plusieurs fois.

Une cinquième fois, à 6 heures de l’après-midi, on nous fit sortir; nous attendîmes encore un bon moment, lorsque enfin nous vîmes à une certaine distance la locomotive qui se dirigeait sur nous; elle fit halte. Nous étions si fatigués que nous nous réjouissions du départ. Mais, horreur! C’était un train de marchandises; les Prussiens nous annoncent qu’un autre train va suivre; ­cependant que ceux qui voulaient se contenter de ce train feraient bien d’en profiter; tous nous voulûmes partir, nous avions déjà été trompés, il valait mieux partir au plus vite. On nous fit monter dans d’affreux wagons à bestiaux, d’une saleté répugnante, on nous entassait dans ces horribles compartiments où il n’y avait pas de sièges; nous dûmes rester debout.

Notre pauvre homme et son malheureux bébé étaient toujours avec nous, il s’est assis sur une petite caisse carrée, et toujours son cher fardeau entre les bras, ni mieux, ni pire, soufflant légèrement. Je lui donnai encore quelques gouttes de lait qu’il prit assez difficilement. Nous enveloppâmes d’un grand châle l’enfant pour qu’il n’eût pas froid, puis il s’endormit de nouveau.
Enfin, pendant deux heures encore, nous fûmes cahotés en tous sens, nous roulâmes ainsi, non pas jusqu’à Orléans, car il fallut s’arrêter à la station avant la ville, tout étant désorganisé depuis les combats à l’entour. Tout à coup, un sifflement aigu annonce notre arrivée; nous espérions que nos tourments et nos vexations allaient finir, mais encore une illusion !
Nous avions encore trois kilomètres à faire à pied, toutes les lignes étaient interrompues, et il n’y avait pas de voiture. Lorsque nous descendîmes, je voulus aider le pauvre père à descendre de cet horrible wagon; le marchepied étant très élevé, cela fut difficile, je pris l’enfant dans mes bras, il ne fit pas de mouvement; hélas ! nous nous aperçûmes que le pauvre petit était mort ; le malheureux père, désespéré, gravissait son calvaire jusqu’au bout. Lorsqu’il comprit tout son malheur, sa surprise fut si grande qu’il ne prononça pas une parole; les yeux hagards, il enveloppa son cher cadavre et s’en alla dans la direction où il était attendu.

Voilà la guerre ! Nous n’avons rien à envier au temps de la barbarie.

Si je raconte ce terrible voyage, je dois dire qu’à ce triste récit s’ajoute pour moi une petite joie qui n’aurait eu nulle importance dans la vie ordinaire. Le premier pain que j’ai mangé à Étampes était si blanc, si beau et si bon (tout pur froment) qu’avant et après je n’en ai jamais mangé de pareil. Le litre de lait que j’avais partagé avec ce malheureux petit être était si crémeux ! Ce fut toutes mes folies gastronomiques pendant mon voyage, je ne les ai jamais oubliées.

Mais nous avons anticipé et sommes déjà au début de février. La suite du récit de Victorine dans notre article du 2 février!

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La gare « d’Orléans » (« notre » gare d’Austerlitz) a été pendant le siège un lieu de fabrication et d’envoi de ballons — on n’y prenait pas le train. Datée de janvier 1871, mais certainement d’avant la capitulation, l’estampe de Daniel Vierge que j’ai utilisée ici comme couverture est au musée Carnavalet.

Livre cité

Brocher (Victorine)Souvenirs d’une morte vivante, A. Lapie (1909), — Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

 

Cet article a été préparé en septembre 2020.