Nous avons laissé Victorine Brocher (qui d’ailleurs s’appelait alors Victorine Rouchy) alors qu’elle arrivait à Orléans (dans notre article du 29 janvier). Ses aventures ne sont pas terminées. Je lui laisse la parole (elle parle en vert).

À Orléans tout est bouleversé, les rues sont pleines de Prussiens, ils font un grand bruit, ils battent les pavés de leurs longs sabres. Des sentinelles sont postées à toutes les maisons officielles; des patrouilles se croisent en tous sens; enfin c’est une ville de guerre, envahie par les vainqueurs, c’est tout dire!

Elle finit par arriver chez ses amis.

Toute la maison était pleine de soldats, ils avaient chez eux des officiers; il n’aurait pas été bon pour mon mari que nous eussions commis une indiscrétion, tous les Allemands étaient furieux contre les francs-tireurs, qui leur avaient donné du fil à retordre.

Ils prennent toute la place, bien sûr. Ainsi Victorine et la maîtresse de maison dorment sur le billard.

Le lendemain, lorsque les Prussiens furent sortis, Mme Chevrier me proposa d’aller, avec moi, trouver mon mari, lequel ne sortait qu’une fois par semaine.

— Mais où est-il? lui demandai-je.
— Vous ne le devineriez jamais.
— Enfin, où est-il?
— Au couvent.

(En effet l’idée ne me serait jamais venue d’aller le chercher au couvent.)

— Lui-même vous racontera ce qui s’est passé ; ici l’on ne peut parler librement de toutes ces choses.

Le couvent est utilisé comme ambulance. Un moine le dit à Victorine,

si jamais on savait qu’ils avaient aidé à sauver la vie d’un franc-tireur, les Prussiens mettraient le feu au monastère. 

Et voici enfin le mari:

Sa première question fut :

— Comment va le petit, il n’est pas mort, n’est-ce pas?
— Non lui répondis-je, il se porte bien. 

Alors il m’embrassa avec effusion, et me remercia de lui annoncer cette heureuse nouvelle.

— J’avais si peur qu’il ne fût mort! Ici, on dit que tous les enfants meurent à Paris.
— Oui, c’est vrai, lui répondis-je, beaucoup de pauvres petits sont morts en effet, mais nous avons eu le bonheur que notre cher petit soit épargné, je l’ai soigné de mon mieux.
— Si tu savais combien souvent j’ai pensé à vous trois, me dit-il. Où coucheras-tu ce soir?
— Je ne sais, chez nos parents, peut-être, je ne peux coucher chez madame; eux-mêmes couchent sur le billard, tous les habitants ont des soldats chez eux.
— Ne va pas chez nos parents, ce serait inutile; c’est très embarrassant. Attends! je vais te présenter au supérieur, peut-être nous donnera-t-il une idée, un conseil.

Mon permis était de six jours, et, comme j’avais perdu un temps effroyable en route, il ne me restait plus que quatre jours, après quoi il nous faudrait partir. 

Le supérieur fait ajouter un lit de fer pour elle.

Alors je racontai devant le supérieur, ce que j’avais fait pendant le siège; mon mari et lui étaient étonnés et m’en félicitèrent. Je lui ai dit aussi que j’avais un laissez-passer en blanc pour mon mari.

Très bien, me dit-il, l’affaire marchera toute seule. Ici, nous avons une ambulance française, mais les Prussiens ont mis ambulance allemande. Nous avons encore une salle où sont nos blessés français. Je vais m’entendre avec le docteur; il donnera un certificat de sortie, sous le nom de Jean Renaud (nom de la famille de ma mère), on remplira le laissez-passer et vous irez à la préfecture le faire viser au bureau du prince Frédéric-Charles, de cette façon vous pourrez partir ensemble. 

C’est maintenant Charles Rouchy qui raconte:

J’ai été fait prisonnier à la reprise d’Orléans par l’armée prussienne, le 3 décembre; je fus désarmé et enfermé dans la cathédrale, où il y avait déjà une grande quantité de soldats de tous les corps d’armée, l’église était remplie depuis l’entrée jusqu’au fond de la nef, nous étions tous pêle-mêle, jetés là, sans avoir même de la paille pour nous reposer, recevant une nourriture presque nulle; à travers la grille, de pauvres femmes venaient en cachette nous passer du pain qu’elles cachaient sous leur tablier. Cet état de choses dura assez longtemps; chaque jour les officiers supérieurs venaient faire un choix et emmenaient leurs prisonniers; le troupeau diminuait petit à petit, enfin nous n’étions plus que six dans la cathédrale, tous francs-tireurs. Nous comprenions le sort qui nous était réservé. Mourir pour mourir! Il fallait tout risquer. Nous résolûmes de nous évader.

Au fond de la cathédrale, il y a une petite porte basse donnant accès sur une grande place assez déserte; une sentinelle montait sa faction, se promenant d’un pas régulier de long en large; elle était à son poste depuis peu lorsqu’à 1 heure du matin environ, le premier prisonnier força la porte, sauta sur la sentinelle et la désarma; pendant ce temps, à quatre nous nous sauvions.

Nous ne savons pas si les deux autres ont réussi à s’enfuir, je ne les ai jamais revus. Nous allâmes chacun de notre côté. 

Il a un peu de mal à trouver un asile:

les francs-tireurs étaient l’épouvante de la ville en raison des menaces de l’autorité prussienne, qui avait fait coller sur tous les murs de la ville des affiches ainsi libellées:

Quiconque recevra un franc-tireur sa maison sera incendiée!

Mais il se retrouve finalement en sécurité au couvent, où il travaille — il est cordonnier.

Lui et Victorine quittent le couvent.

La ville envahie était animée, il y avait au moins 200,000 hommes; sur la place principale, autour de la statue équestre de Jeanne d’Arc, des sentinelles prussiennes étaient en faction, elles semblaient se mettre sous l’égide de la pucelle d’Orléans. Heureusement que le bronze est insensible, sans quoi la pauvre Jeanne aurait tressailli sur son piédestal.
[…]

Le prince Frédéric-Charles avait établi son quartier général et son état-major à la préfecture. M. Peirera, préfet depuis le 4 septembre (républicain convaincu, homme très estimé), était retenu prisonnier dans une des salles, le prince le traita avec la dernière rigueur, il exigea de lui les renseignements nécessaires à la gestion de la ville, et comme cet employé s’obstinait dans son mutisme, le prince le menaça de son revolver. M. Peirera fut stoïque, mais il tomba malade, on lui refusa l’assistance de sa famille et il ne fut libéré qu’après l’évacuation de la ville par l’armée prussienne.

Peu de temps après ces événements, M. Peirera mourut; la population entière lui a fait des funérailles magnifiques.

Il s’agit plus exactement d’Alfred Pereira (ce qui veut dire « poirier » en portugais), qui était, non pas maire d’Orléans mais préfet du Loiret — un préfet républicain, qui l’avait été en 1848-49 et l’était redevenu après le 4 septembre.

Je me présentai donc au bureau de la préfecture pour faire viser mon laissez-passer, puis nous fîmes nos adieux à nos amis et nous quittâmes Orléans. Les voies étaient rétablies et nous pûmes revenir en meilleures conditions, et à l’heure réglementaire nous entrions en gare de Paris.

… c’est-à-dire à la « gare d’Orléans », je suppose.

*

Un peu à l’ouest des lieux traversés par Victorine et son mari dans leur voyage de retour d’Orléans à Paris mais peut-être leur ressemblant, c’est le plateau de Châtillon en ce février 1871 qu’a représenté Auguste Lançon sur l’estampe que j’ai utlisée en couverture et qui est au musée Carnavalet.

Livre cité

Brocher (Victorine)Souvenirs d’une morte vivante, A. Lapie (1909), — Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

Cet article a été préparé en septembre 2020.