La très classique image du siège de Paris, due à Daniel Vierge, et que je vous avais épargnée jusque là, est parue hier 4 février dans Le Monde illustré. Oui, il y a les élections — et du bruit autour, notamment aujourd’hui 5 février une initiative qui entraînera (voir notre article à venir du 8 février) la démission de Gambetta. Le Journal officiel annonce l’arrivée à la gare du nord du premier convoi de dons anglais — mais nous en parlerons quand la population y aura accès (voir notre article à venir du 17 février). Pour en finir avec les nourritures (ou leur absence) du siège, un compte rendu d’audience, non daté précisément mais paru dans le journal Le Droit daté du 6 février.

UNE TUERIE CLANDESTINE. — VOL ET MASSACRE D ANIMAUX DOMESTIQUES. — LES PEAUX DE CHIENS ET LES TÈTES DE CHATS. — TROIS CONDAMNATIONS.

Depuis quelque temps, le quartier Clignancourt était dans la consternation. On s’abordait en se disant: — Le mien a été tué; et vous? — Le mien aussi!

Les chiens et les chats disparaissaient, en effet, comme par enchantement. On se montrait une maison sinistre, une maison de meurtre, d’où partaient la nuit des miaulements douloureux, des hurlements, des ululations.

Là demeurait Ferrault, se disant mégissier, et la fille Benoît, sa concubine. Ils étaient en relations quotidiennes avec un nommé Bonneau, prenant le titre d’ingénieur civil. La réputation de ces individus était exécrable; ne se livrant à aucun travail, ils paraissaient vivre uniquement de rapines. On avait vu Bonneau apporter clandestinement dans le repaire commun des sacs pleins d’animaux domestiques destinés, selon toute apparence, à être égorgés.

La femme Deladray, concierge de la maison, pleurait la disparition de son roquet. Dans sa douleur, elle repoussait toute consolation et elle répétait ce refrain connu:

Pauvre bibi, je t’ai perdu!
Je n’ai plus d’ami sur la terre.

Tout à coup, le 27 décembre, tandis que seule dans sa loge, elle se repaissait de son chagrin , elle tressaille, elle vient d’entendre du logement de Ferrault un cri, un cri terrible. C’est une voix de chien, la voix de Bibi. Son cœur ne s’y trompe pas. Elle monte effarée, elle frappe à coups redoublés, on refuse d’ouvrir. Les gémissements se répètent en s’affaiblissant, ils cessent, elle s’évanouit.

Revenue à elle et animée d’une juste colère, elfe porte plainte. Le lendemain, M. Cartigny, commissaire de police du quartier, opéra une perquisition dans le domicile suspect.

Le rapport de ce magistrat est saisissant. Il décrit ce logis ensanglanté, hideux. Sur le carrelage une multitude de peaux à différents degrés de putréfaction; d’autres fraîches, palpitantes encore. On songe à ce vers [extrait, semble-t-il du Discours premier sur l’usage des viandes (!) de Plutarque]:

Les peaux rampaient sur la terre, écorchées.

Finalement, Ferrault, Bonneau et la fille Benoît comparaissent devant la neuvième chambre de police correctionnelle, présidée par M. Brunet.

Bonneau et Ferrault ont des antécédents judiciaires. En 1843, à Toulon, Bonneau, qui servait dans la marine, a été condamné à mort, pour voies de fait envers ses supérieurs; cette peine a été commuée en dix ans de boulet.

Ferrault a été condamné, en 1847, à un mois de prison pour abus de confiance et en 1859 à six mois de prison pour escroquerie.

M. le président, à Ferrault. — D’où provenaient les peaux de chiens et de chats trouvés chez vous?

Le prévenu. — Je les achetais à des chiffonniers; je suis mégissier; j’en faisais commerce.

M. le président. — Il est avéré que vous étiez en rapports continuels avec des individus aux allures suspectes.

Le prévenu. — Ce ne sont pas des princes, ce sont des chiffonniers qui peuvent être honnêtes comme les autres.

M. le président. — C’est possible; mais cinq témoins, que vous allez entendre, ont reconnu chez vous des peaux d’animaux qui leur avaient été volés. Vous n’aviez donc pas besoin de les acheter à des chiffonniers, puisqu’elles provenaient de bêtes domestiques vivant sous le même toit que vous.

Le prévenu. — Les témoins se trompent.

Le second prévenu, Louis Bonneau, déclare être âgé de quarante-huit ans, ingénieur civil, demeurant rue d’Asnières, célibataire, ayant un enfant.

M. le président. — Quelles sont vos ressources?

Le prévenu. — Je n’en ai pas; je ne vis que des secours qui me sont accordés par la mairie du dix-huitième arrondissement.

M. le président. — Vous faisiez la chasse aux chiens et aux chats, et vous les portiez dans un sac à Ferrault qui les égorgeait.

Le prévenu. — Je ne suis pas si féroce que ça.

M. le président, à la fille Benoît. — Quels sont vos moyens d’existence?

La prévenue. — Je tiens, rue Notre-Dame-de-Lorette, une petite boutique d’articles de ménage; je gagne environ 3 fr. par jour.

M. le président. — Vous aidiez Ferrault, avec qui vous vivez, à tuer les chiens et les chats?

La prévenue. — Si on peut dire, moi qui ne casserais pas l’aile à une mouche!

M. le président. — Nous allons entendre les témoins.

Joseph Dragonneau, trente-trois ans, menuisier. — Ferrault et la fille Benoît m’ont détruit deux chats: un rouge, il y a deux ans; un blanc, huit jours avant leur arrestation. J’ai reconnu leurs têtes chez lui.

M. le président. — Comment avez-vous pu reconnaître une tête de chat datant de deux ans?

Le témoin. — Ah! voilà. Il y a deux ans, Ferrault m’avait tué mon chat, et, pour me narguer, il avait planté sa tête sur un pieu dans mon jardin. Tous les voisins l’ont reconnue comme moi. C’était une bien belle tête de chat; je l’ai revue souvent dans mes rêves.

La dame Macré, cinquante-deux ans, marchande de tabac. — J’ai retrouvé la peau de mon chien Médor chez la fille Benoît, dans un sac vert apporté par Bonneau.

Le prévenu Bonneau. — C’était des peaux gelées que j’avais trouvées au bastion et que j’apportais chez la fille Benoît pour les faire dégeler. Je n’ai jamais touché un chien ni un chat, même pour le caresser.

Henri Gellé, âgé de quarante-six ans, boucher. — Ferrault m’a pris un bull-terrier de première force; il l’a assassiné et dépouillé.

M. le président. — Le lui avez-vous vu prendre?

Le témoin. — Non; mais j’ai reconnu la peau chez lui. Le bull-terrier avait disparu depuis plusieurs jours, et il avait la perfidie d’en donner des nouvelles à ma femme pour la tranquilliser. Il lui disait qu’il était chez une personne qui en avait grand soin. (On rit.)

M. le président. — Il y avait chez lui des animaux tués?

Le témoin. — J’ai vu de la viande de chien; c’était préparé comme des quartiers d’agneaux, par une main exercée.

Ferrault. — C’était la chair de mon chat.

Le témoin. — Chien ou chat, c’était paré artistement; les intestins relevés, pas une gouttelette de sang; un boucher n’aurait pas fait mieux.

M. le président. — Peut-on distinguer la chair de chien de celle de chat? [Les juges, citoyens, font partie de la classe qui a consommé de l’éléphant cet hiver…]

Le témoin. — Il faut être expert; mais que c’était bien préparé! la toilette était parfaite. Ce devait être pour les boucheries canines et félines.

La femme Deladray, concierge, déclare que le logement occupé par Ferrault et la fille Benoît est au nom de cette dernière.

M. le président. — Comment ne l’a-t-on pas congédiée? [Mais pourquoi donc, citoyen juge, l’aurait-on congédiée, elle n’a encore été reconnue coupable de rien. Elle n’a pas d’antécédent judiciaire. Parce qu’elle vit avec un homme et que le logement est à son nom?]

Le témoin. — Ah! c’est qu’elle a un bail de vingt ans; voilà pourquoi le propriétaire est obligé de la supporter.

M. le président. — Racontez les faits qui vous sont personnels.

Le témoin [Toujours la concierge, si je suis bien. Quel est le féminin du mot témoin?]. — Le 27 décembre, à sept heures du matin, j’ai détaché mon chien. Il a couru tout de suite chez Ferrault et la fille Benoît qui ont quelque chose pour attirer ces pauvres animaux. Un instant après, j’entends mon chien hurler. Je monte précipitamment; je frappe, on ne m’ouvre pas; le chien hurle toujours; je frappe encore. Enfin, au bout d’une grosse demie heure, on m’ouvre…

M. le président. — Et vous voyez votre chien?

Le témoin, avec des larmes dans la voix. — Il n’y avait plus que la peau. (Nouveaux rires.)

M. le président. — Avez-vous vu d’autres animaux?

Le témoin. — Tout le plancher était couvert de têtes; c’était effrayant!

M. le substitut du procureur de la République Laval soutient la prévention. Il peint cette immonde tuerie, cet abattoir en chambre, où des hommes suspects, des repris de justice se souillent du sang des animaux domestiques. Le vol et l’immolation de ces animaux empruntent aux circonstances dans lesquelles ils se sont produits une gravité exceptionnelle.

On a trouvé chez les prévenus 71 peaux, sans compter celles que leur état de putréfaction a empêché de saisir. Il importe que la sévérité de la répression mette un terme à des faits coupables qui se répètent fréquemment, mais qui ne s’étaient pas encore produits dans de si monstrueuses proportions.

Ferrault est condamné à huit mois de prison; Bonneau et la fille Benoît, chacun à quatre mois, et tous trois solidairement aux dépens.

Cet article a été préparé en octobre 2020.