[Ajouté le 18 février 2021. Je prie lectrices et lecteurs qui n’aiment pas Victor Hugo, celles et ceux qui au contraire l’hugolâtrent, de bien vouloir accepter de lire cet article pour ce qu’il est, le cent soixante-neuvième d’une série quotidienne, tous écrits depuis un appartement strasbourgeois, avec les sources dont je dispose, avec La Patrie en danger qui m’a abandonnée depuis plus de deux mois et Le Cri du peuple qui tarde à arriver. Aujourd’hui, les sources sont le volume Choses vues et Le Canon Fraternité. Comme c’est indiqué en bas de l’article.]

À Bordeaux, l’Assemblée a vécu une ouverture toute symbolique dès le dimanche 12 après-midi, avec seulement deux cent quarante-six représentants présents.
Nous avons vu une partie de ce qui s’était passé le 13 dans notre article d’avant-hier 16 février.

Maintenant les députés de Paris sont arrivés. Victor Hugo et Louis Blanc ont quitté Paris avant le dépouillement terminé à Paris. Je pourrais écrire tout un article — et même plusieurs — à la gloire de Victor Hugo rien qu’en recopiant ses Choses vues. Il le fait si bien lui-même!… Voyez-le, encore à Paris le 12 février:

J’ai vu hier pour la première fois mon boulevard. C’est un assez grand tronçon de l’ancien boulevard Haussmann.

Mais nous parlons de Bordeaux. Il est parti le lendemain 13 février à midi dix. Pas tout seul:

Neuf 1ère classe pour Bordeaux: 630 frs.
Supplément par [pour?] salon: 58 frs. 50.
Bagages: 55,80.

Neuf! quelle grande maison! les enfants et petits-enfants… Le Rappel daté du 15 février dit que Louis Blanc est parti avec Victor Hugo, mais celui-ci, qui le mentionne volontiers, n’en parle pas à ce moment — du moins dans les notes que j’ai sous les yeux.

Plus intéressant est son itinéraire. Après 3h15 de voyage, arrivée à Étampes, là un contrôle prussien, Vierzon, dodo, Limoges, Périgueux à dix heures du matin et Bordeaux à une heure et demie, vingt-cinq heures vingt — mais par un itinéraire encore plus long que le Paris-Bordeaux d’avant le TGV.

Je vous passe le détail de ce que la « famille » a mangé et de ce que notre grand homme a payé pour ça… Quand même le faisan, le poulet et les deux bouteilles de vin qu’il a achetés peut-être au moment où Gaston Crémieux, de sa forte voix d’avocat de trente-cinq ans, qualifiait l’Assemblée de « rurale » (voir, toujours, notre article du 16 février)?

Je vous passe les acclamations qui n’en finissent pas de saluer le grand homme Hugo, qui lui-même n’en finit pas de les inscrire dans ses carnets avec toujours son enviable contentement de lui-même…

Je note qu’il est arrivé après le départ de Garibaldi.

D’autres grands hommes? Eh bien, nous avons le petit Thiers.

Notre ami Florent Rastel, du Canon Fraternité, qui a quitté Belleville et est (provisoirement) rentré à Rosny, nous en parle, par la voix de « L’Ancêtre », le personnage qui énonce les analyses politiques dans le roman (la citation en vert):

L’Assemblée de Bordeaux: 400 monarchistes en face de 150 républicains, parmi lesquels certains pour le moins discutables. Belleville doit fulminer.
L’Ancêtre tourne, claque les portes comme s’il était frileux:

— Voici M. Thiers à la tête de notre République [il a pris, dit, encore, Victor Hugo, le titre équivoque et suspect de président chef du pouvoir exécutif], marmonne-t-il. Nous sommes tous à la merci de ce petit vieillard [il a bientôt 74 ans] tenace, ministre sous la monarchie de Juillet, chef du parti de l’Ordre sous la seconde République; c’est ce batracien qui a ouvert à Napoléon III le chemin des Tuileries; c’est lui, au bout du compte, qui a préparé le désastre de Sedan! Un républicain, ça? un pur produit, un diamant de la bourgeoisie! C’est la fée Carabosse veillant sur le berceau de notre République, déjà patraque de naissance, avec ses vingt-sept départements — le tiers du pays — occupés par un demi-million de Prussiens. Cinq milliards à casquer en trois ans! avec quoi, je te le demande… Des milliers d’ouvriers réduits au chômage, à la misère, les banques fermées, le commerce et l’industrie manquant de bras: ceux des morts, des prisonniers en Allemagne, des internés en Suisse, qui s comptent par centaines de milliers!

En revanche, M. Thiers rassure les paysans. Le fait qu’il ait été plus de seize ans ministre, qu’il ait navigué dans les eaux troubles de tant de régimes successifs, n’est pas pour leur déplaire, au contraire.
« Bédame! fallait un vieux roublard de cet acabit pour nous sortir du pétrin! » disent-ils avec des clins d’œil réjouis comme si la cautèle de cette fouine en redingote ne pouvait jouer qu’à leur profit contre les ennemis de la propriété, que ce soit le bien familial ou le bien public, contre les Prussiens et contre les Rouges. La République n’entre pas dans leurs soucis. Sans l’avouer, ils admettraient que le peu reluisant sauveur garnisse discrètement ses poches et celles de sa classe: cela ne fait-il point partie du jeu politique traditionnel et paisible? Pauvres et laborieux, ces vilains ont pour M. Thiers la même considération que pour le maquignon: on sait qu’il nous gruge, mais il faut bien passer par lui; d’ailleurs ce sacré malin filoutera aussi le boucher en lui revendant nos moutons… Et il ne peut pas nous écorcher trop, il a encore besoin de nous, on est « de revue » — dans toutes les foires du pays ce sont toujours les mêmes maquignons qui reviennent, ponctuels comme M. Thiers dans les catastrophes nationales.

*

Hommage à Gaston Crémieux qui n’est jamais devenu un « grand homme » et qui, à la merci du petit vieillard tenace, a été fusillé à Marseille le 30 novembre suivant. La photographie est due à Appert et a donc probablement été faite pendant l’été 1871. Je l’ai copiée sur Gallica, là.

Livres utilisés

Hugo (Victor)Choses vues, Quarto Gallimard (2002).

Chabrol (Jean-Pierre)Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).

Cet article a été préparé en août 2020.