Nous voici à l’assemblée, à Bordeaux. Il y a un projet de loi déposé par M. Dufaure (le ministre de la justice). Il y a une commission nommée pour l’examiner le 7 mars, et la demande de M. Thiers de le mettre à l’ordre du jour — juste avant la démission de Victor Hugo (voir notre article du 7 mars). Le projet de loi est adopté au cours de la séance du 10 mars, alors que les journaux, même réactionnaires, trouvent impossible de l’approuver…

Certes…

Mais de quoi s’agit-il?

Je donne la parole à notre ami suisse George Guillaume (dans cet article, les citations sont en vert):

En effet, à peine au sortir des misères du siège, et sans attendre que le travail reprît, les effets de commerce échus du 13 août au 12 novembre 1870, étaient exigibles dès le 13 mars, sept mois, date pour date, après l’échéance inscrite aux titres. Aussi les protêts s’élevèrent, dit-on, à 250,000, pendant les trois jours qui suivirent le 13 mars, première date fatale pour les effets.

Comme il le remarque aussi:

Il semblait que, plus la situation à Paris était tendue, plus l’Assemblée de Bordeaux essayait d’ajouter à cette tension, à cette effervescence. Le mécontentement populaire était à son comble; et les ouvriers et les petits bourgeois avaient appris avec stupeur le vote de la loi sur les échéances, loi qui allait causer la ruine de milliers de petits négociants.

Il n’y avait pas que la loi sur les échéances…

De leur côté, beaucoup de propriétaires mettaient à la porte leurs locataires insolvables, et une quantité de malheureux étaient forcés de recourir aux Mairies pour obtenir un petit logement [Voir notre article du 6 mars.]. Tous ces propriétaires impatients et sans pitié, étaient signalés, il est vrai, dans les colonnes des journaux populaires, mais ils s’en inquiétaient peu. Pendant ce temps, aucune mesure n’était prise à l’égard des loyers par l’Assemblée, qui s’occupait pour lors à décapitaliser Paris, autre grief, en allant siéger à Versailles [Voir notre article du 9 mars.].

Et aussi…

Par une maladresse inexplicable, la direction du Mont-de-Piété, qui dépendait du gouvernement, prit une résolution qui devait irriter au plus haut point la population ouvrière. Un avis, signé André Cochut, directeur du Mont-de-Piété, prévenait le public que les ventes d’objets déposés, qui avaient cessé le 15 août, allaient reprendre leurs cours.
Ainsi donc, le dernier avoir du pauvre allait être vendu! Il fallait donc qu’échéances, loyers et ventes du Mont-de-Piété, tout accablât le pauvre, sans délais et à la fois!
On comprend que la nouvelle de cette vente des objets périmés souleva une indignation générale.

Comme nous le suggère George Guillaume, allons regarder du côté d’un journal que je n’ai pas cité depuis longtemps, le Père Duchêne, qui, dans son numéro daté du 19 ventôse an 79 (10 mars 1871, si je compte bien), dont la une fait la couverture du présent article, commentait (je cite l’original, dont George Guillaume présente une version… édulcorée, qu’il invite ses « prudes lectrices » à sauter):

Voici donc ce qui a fait loucher le Père Duchêne dans ce foutu décret qui a été présenté à l’Assemblée, relativement aux billets de commerce, par ce grand gueusard de Dufaure qui a traîné ses guêtres dans les antichambres de tous les gouvernements présents, passés et futurs.
C’est l’article 2 qui dit :

Tous les effets de commerce échus du 13 août au 12 novembre 1870 seront exigibles sept mois, date pour date, après l’échéance inscrite aux titres avec les intérêts depuis le jour de cette échéance.
Les effets échus du 18 novembre 1870 au 12 avril prochain seront exigibles, date pour date, du 13 juin au 12 juillet.
Ces dispositions sont applicables aux effets qui auraient été déjà protestés ou suivis de condamnation.

Comment, foutre! AVEC LES INTÉRÊTS!
Ce n’est pas assez que malgré le bougre de pétrin où nous nous trouvons on exige le payement de tous ces billets accumulés qu’on ne pourra jamais rembourser, mille tonnerres, quand le diable y serait, — ou ces jean-foutres d’huissiers qui sont ses cousins germains!
Il faut encore qu’on paye les intérêts de ces billets là!
Mais foutre! c’est inouï!
On veut donc ruiner le commerce, et que les petits boutiquiers mettent la clef sous leurs portes et s’en aillent casser des pierres sur les grandes routes?
Mais foutre, ce Dufaure, ministre de la justice, qui n’entre que dans sa soixante-quatorzième année — on n’aime pas les têtes à perruque chez nous, non! c’est que je danse! — est donc complètement ramolli!
Il a donc aussi peu [de] cervelle que de cœur, ce jean-foutre qui après s’être usé le nez contre le parapluie de Louis-Philippe a essayé de se draper dans les plis du drapeau de la seconde République [allusions à la longue carrière politique de Jules Dufaure] et qui s’en est ensuite allé a l’Élysée astiquer les éperons du président [Louis-Napoléon Bonaparte]!
Ah! foutre! à quel cénacle de gâteux sommes-nous encore livrés, et comme il faut que le Père Duchêne ouvre l’œil plus que jamais [hélas, le journal est (déjà) interdit — voir notre article d’hier]!
Je vous demande un peu s’il ne faut pas être plus bête que le jean-foutre Ferry lui-même, pour vouloir que les pauvres boutiquiers et commerçants paient l’intérêt des billets échus!

Livre cité

Guillaume (George), Souvenirs d’un garde national pendant le siège de Paris et pendant la Commune, Librairie générale de Jules Sandoz, Neuchâtel (1871).

Cet article a été préparé en septembre 2020.