Le Rappel daté du 5 mars l’annonce: l’évacuation de Versailles par les troupes prussiennes a commencé hier. Deux jours plus tard, le même journal cite à nouveau Versailles, non plus comme lieu de résidence de l’empereur des Allemands (voir notre article du 18 janvier), mais comme possible siège de l’Assemblée nationale. Voici le début de la « lettre de Bordeaux », datée du 5 mars, que publie ce journal (les citations en vert) — le titre suffirait presque:

La peur de Paris

Bordeaux, 5 mars.

L’Assemblée va quitter prochainement Bordeaux. M. Thiers a prévenu sa majorité d’avoir à se tenir prête à partir. C’est une chambre « de piquet ». Elle doit avoir sans cesse le sac au dos. Un beau matin, on la fera aligner, on la fera marcher par le flanc, et on la conduira au chemin de fer. — C’est tout à fait militaire. — Y aura-t-il des convois de munition ?

Où ira-t-elle? À  Paris? à Fontainebleau? à Versailles?

La majorité a une peur horrible de Paris. Cela se comprend — pour beaucoup de motifs.
Tout d’abord,– cela saute aux yeux pour les masses, — c’est une majorité de province, une majorité comme l’Académie des belles-lettres de Saint-Flour est une académie. Elle fait de la politique comme les notaires de campagne font des vers.
Quand on l’entend, on se croirait aux Jeux floraux. En dehors du parti républicain, et de quelques notoriétés du parti orléaniste, ils viennent tous de Landerneau.

Je passe quelques délicatesses du même tonneau — celui de la « ruralité » — et je passe au tonneau suivant:

Enfin, Paris leur fait peur.

D’abord ils sont violents dans la réaction, mais ils n’ont pas d’aplomb dans leur violence.
Il leur plaît de réduire Garibaldi au silence [voir notre article du 16 février]; mais ils sont timides, et ils n’aiment pas à être vus dans cette occupation. Le peuple qui les regardait, à la sortie de la séance, les gênait. Chacun d’eux, en voyant les yeux de la foule fixés sur lui devant le théâtre, croyait que sa chemise passait ou que son habit avait craqué. Aussi, il a fallu mettre quelques milliers d’hommes armés et faire le vide sur la place pour les empêcher d’être embarrassés par l’attention publique. On a très longtemps hésité à cause d’eux à donner des places aux journalistes et au public sans cartes. Ils considéraient leurs séances comme de petites fêtes tout intimes, et n’eussent jamais osé livrer le pudique secret de leurs opinions politiques aux oreilles de la masse. Ils eussent aimé voter la paix à l’abri d’un contrevent, et décréter Gambetta d’accusation derrière une feuille de vigne. Mais hélas! c’était comme dans la légende des récits [sic, pour Légende des Siècles, je suppose]:

L’œil était dans la tombe et regardait Caïn!..

[Je ne sais pas qui écrit les lettres de Bordeaux, peut-être Charles Hugo ou Édouard Lockroy, dans tous les cas, encore une fois, les rédacteurs ont lu Victor Hugo…]

Et puis, Paris est si blagueur et si émeutier! On ne serait plus à son aise; on ne pourrait plus délibérer en petite tenue; on serait assourdi du bruit des voitures; et qui sait? un beau matin on se trouverait peut-être face à face avec des barricades.
Je suis sûr qu’il y a dans la majorité des gens qui craignent que le peuple de Belleville ne braque sur eux le canon du Palais-Royal.

Là aussi, je vous passe quelques autres commentaires. Venons-en au fait:

Aussi, ils rêvaient, pour délibérer ce que nous rêverions pour une lune de miel, — non pas Bordeaux, qui est une grande ville, ni Tours, où il y a encore trop de monde, ni même Fontainebleau, ville pleine de rapins, — mais quelque bonne petite ferme isolée, où les chiens sont de vieux amis qu’on tutoie, et où l’on sait le petit nom de tous les buissons.
En attendant, ils hésitent entre Fontainebleau et Versailles.
Car il leur faut — puisqu’enfin une ville est nécessaire — quelque bonne ville bien tranquille, où des herbes menues poussent entre les pavés, où les sergents de ville ont l’air de gardes champêtres, et où le ciel, dès neuf heures du soir, a l’air d’un bonnet de coton. De grandes rues désertes, des réverbères qui luisent tranquillement de leurs petites lueurs de lumignons, et des bruits de pas tout étonnés de résonner sur les trottoirs, sont nécessaires à l’éclosion de leur politique toute provinciale.
[…]
Rester bien loin, c’est tout leur vœu; et cependant, en vertu d’un vote qu’ils feront, ils iront à Paris.
Oui, ils décideront qu’ils iront à Paris, et cela dès demain peut-être, sur un mot habile de M. Thiers qui est un homme politique surfait et désagréable, mais enfin qui comprend, lui, qu’on ne gouverne pas la France — de Marlotte [village à 7 kilomètres de Fontainebleau].

Le surlendemain (numéro daté du 9 mars), Le Rappel donne des informations sur les discussions « en bureaux » de l’Assemblée. Dans le deuxième bureau,

M. Thiers […] assure que le gouvernement est tout disposé à établir son siège définitif à Paris. Mais une fraction considérable de la majorité manifeste la crainte que l’Assemblée ne soit pas en sûreté dans la capitale, et exige que Paris cesse d’être la métropole politique du pays. M. Thiers se croit obligé de ménager des susceptibilités influentes. Voilà pourquoi il conseille Versailles comme une étape nécessaire avant l’installation définitive à Paris.

Le numéro daté du 11 mars commente évidemment la démission de Victor Hugo (voir notre article d’avant-hier), vraiment cette assemblée ne vaut rien:

L’assemblée a enregistré et signé cette paix que nous avons dû subir, que nous ne voulons pas qualifier. [C’est pour signer la paix avec la Prusse que l’assemblée a été élue. Et elle l’a fait (voir notre article du 3 mars).] Il semble que son triste rôle est achevé et qu’elle devrait s’effacer et disparaître. Mais non, elle persiste, elle s’acharne; mécontente d’elle-même, elle est irritée, passionnée, acerbe; elle en veut à tout ce qui est généreux, fier et pur, à tout ce qui lui paraît être un reproche; elle s’en prend à Paris, à Garibaldi, à Victor Hugo; elle voudrait se retirer dans la solitude de Fontainebleau ou de Bourges; son homme est le général Ducrot, le retardataire de Buzenval.

Que faire avec cette majorité fermée et hostile? Que dire à ces sourds, — les pires de tous, — qui ne veulent pas entendre.

Garibaldi et Victor Hugo ont bien fait de donner leur démission. Leur action sur l’opinion sera bien autrement forte en dehors qu’au dedans d’une telle Assemblée. Eux-mêmes ils y étaient condamnés à l’impuissance.

Encore une fois, l’Assemblée de Bordeaux, son pénible office rempli, n’a plus qu’une chose à faire: se dissoudre. Elle n’a pas à s’inquiéter de savoir si elle ira à Versailles, à Tours ou à Carpentras, elle n’a plus qu’à s’en aller tout à fait. Quant à vouloir faire la Constitution de la France, après avoir accompli le démembrement de la France, ce serait de sa part la plus coupable usurpation de pouvoir. On ne lui pardonnera d’avoir clos ce passé qu’à la condition de ne pas fermer l’avenir.

M. Thiers triomphe le 10 mars (ce qui fait que j’ai un jour d’avance pour l’annoncer) et on le lit encore dans Le Rappel, cette fois daté du 12 mars:

M. Thiers triomphe: l’Assemblée ira à Versailles.

Le gouvernement a reçu hier matin la dépêche suivante :

Bordeaux, vendredi [10 mars], 9 heures du soir.
Versailles adopté à une immense majorité, malgré la commission qui demandait Fontainebleau.
Demain samedi, dernière séance à Bordeaux.
Je partirai aussitôt que possible.
THIERS.

*

J’ai copié l’image d’une réception napoléonienne à l’Opéra royal de Versailles que j’ai utilisée en couverture sur le site du château de Versailles. Elle y était, ce jour-là, accompagnée d’une légende contenant cette phrase:

En 1871, après la chute du Second Empire, l’Assemblée nationale nouvellement élue abandonne Bordeaux, où elle a tout d’abord siégé, pour Versailles où gouvernement et grands services de l’État se sont fixés pour fuir l’insurrection parisienne. L’Assemblée siège à l’Opéra, transformé en salle des séances.

Il faut lire plutôt:

l’Assemblée nationale nouvellement élue abandonne Bordeaux, où elle a tout d’abord siégé, pour Versailles où gouvernement et grands services de l’État l’ont rejointe pour fuir l’insurrection parisienne.

Cet article a été préparé en septembre 2020.