Encore un livre… Beaucoup de livres sur la Commune, mais peu de romans…

Après Philémon et Le Père Brafort l’année dernière, après la remarquable (et remarquée) quasi-absence de romans dans La Commune des écrivains, — rien entre Philémon (1913) et Comme une rivière bleue (2017). Pourtant, croyez-moi, rien ne vaut un bon roman! Avis aux anthologistes des années à venir, il y en a au moins deux ce printemps, Josée Meunier 19 rue des Juifs (un peu d’auto-promotion…) et Jetés aux ténèbres, de Sandrine Berthet.

Dont il est question ici.

Plutôt que de vous dire que je l’ai aimé (je ne parle pas des livres que je n’aime pas…) et pourquoi, j’ai préféré interroger l’autrice.

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MA. — Sandrine Berthet, vous venez de publier Jetés aux ténèbres, un roman dont les « héros » sont des communards déportés en Nouvelle-Calédonie. Éclaircissons tout de suite un point : vous n’en profitez pas pour raconter, un peu artificiellement, une énième histoire de la Commune.

SB. — Mon but n’était pas tant d’évoquer les évènements de la Commune que de parler de l’engagement et du prix à payer. Ce que ces hommes et ces femmes ont osé faire est inouï. Je voulais essayer de comprendre ce qui les a convaincus de se jeter dans le combat, au mépris des risques. Imaginer comment, une fois la défaite consommée, ils ont pu survivre à l’anéantissement de leurs espoirs et de leurs vies. Interroger les doutes, les regrets, qu’ils ont forcément eus. Montrer comment certains ont trouvé l’incroyable force, au retour, après ces dix années de déportation, de reprendre le combat.

Les lieux jouent un grand rôle dans votre livre. Vous nous parlez de ces lieux — de la Nouvelle-Calédonie ?

Pour les communards, la déportation a bien sûr signifié avant tout la privation de liberté, l’arrachement à leur famille et à leur vie d’avant, l’humiliation, le dénuement, la faim. Mais cet exil a aussi été pour eux une découverte de paysages totalement nouveaux, de couleurs, d’odeurs, de sons inconnus, d’une nature beaucoup plus brutale que le morne ciel parisien. À la fin du XIXème siècle, quasiment personne ne quittait le coin où il était né, sauf à monter à Paris ou Lyon pour trouver du travail. Les déportés ont compté parmi les rares Européens à voyager au bout du monde. Je voulais raconter leur périple quasiment immobile – à fond de cale durant le voyage, puis enfermés à ciel ouvert sur un bout de terre asséché et vide – comme un roman d’aventure. Venant de Nouvelle-Calédonie, j’avais envie de parler de la beauté singulière de cet archipel, de faire revivre mes souvenirs sensibles d’une terre où je ne suis pas retournée depuis de nombreuses années.

Mais je ne voulais pas que l’évocation de ce monde si différent se limite à la nature. La Nouvelle-Calédonie de l’époque, c’est aussi la mise en train de la colonisation, l’édification d’une ville sur un marécage, la constitution d’une société européenne en miniature dominée par l’administration et l’armée, l’avidité à s’emparer des richesses du pays et l’asservissement des autochtones. Une partie des déportés de la Commune a connu ce visage-là de l’archipel.

Il y a une rencontre en revanche dont j’espérais beaucoup, mais qui n’a tout simplement pas eu lieu : celle des communards avec les Kanaks. À l’exception d’une poignée d’entre-eux, dont l’invraisemblable Louise Michel, les communards ont tout autant ignoré les Kanaks que les colons — ces derniers ne se préoccupant des autochtones que pour les refouler vers les terres les plus ingrates.

J’ai beaucoup apprécié la diversité sociale (et la diversité des motivations politiques) de ces anciens communards, qui est ce qui est, à mon sens, le plus passionnant dans l‘histoire de la Commune.

Cette diversité m’a aussi beaucoup intéressée. J’en reviens à travers elle à la question de l’engagement, à ce qui a pu pousser ces hommes et ces femmes à se jeter dans ce combat. De par leurs origines sociales, certains pouvaient considérer qu’ils n’avaient pratiquement rien à perdre, alors que d’autres jouissaient d’une belle situation. Certains voulaient d’abord que leurs gamins mangent à leur faim, quand l’engagement d’autres se nourrissait surtout de théories. Tous ont combattu dans les mêmes rangs, que ce soit sur les barricades ou pour mettre en application les réformes de la Commune, sur l’éducation notamment. Qu’un engagement traverse à ce point les strates de la société pour réunir autant d’individus en un même combat est prodigieux.

J’ai hésité avant de prendre pour personnage principal un bourgeois. Un artisan, un ouvrier, auraient été davantage représentatifs. Mais en choisissant de faire de ce personnage principal un narrateur qui s’exprime à la première personne, je me suis en même temps décidée pour quelqu’un de proche de moi, de par ses origines sociales, sa personnalité, ses goûts. Il m’a semblé que je serais ainsi plus à même d’imaginer ses doutes, ses découvertes, son abattement, sa hargne. Je craignais, si je choisissais un ouvrier comme personnage principal, que la voix de mon narrateur ne sonne pas juste.

C’est le même genre de raison qui m’a fait renoncer à prendre pour personnage principal une femme, alors que je trouve la hardiesse et la liberté d’esprit de celles qui se sont engagées encore plus saisissantes que celles des hommes, de par le rôle qui leur était assigné dans la société de l’époque : je n’étais pas sûre de réussir à me glisser dans la peau d’une femme de 1870 qui se révèle capable de renverser les règles à ce point.

Mais il y a beaucoup de personnages très divers, Pierre Charbonneau, Pierre Malzieux.

Beaucoup des personnages du roman ont existé, notamment parmi les déportés. La présence de certains communards dont la personnalité m’avait impressionnée ou touchée m’est apparue indispensable. C’est aussi à travers la façon dont ils ont, chacun à sa manière, affronté le désespoir et la misère de l’exil, que j’ai imaginé ce qu’a été la déportation. Je tenais à ce que l’intransigeance d’un Charbonneau, la fermeté d’une Le Mel, la trempe d’un Allemane, le laisser-aller et le renoncement d’un Bauër accompagnent mon narrateur et qu’ils « revivent » un peu à travers mon roman — non pas comme des symboles historiques mais comme des hommes et des femmes qui éprouvent dans leur chair, des années durant, l’échec de leur combat.

Le livre est très joli. Beau papier, édition soignée, belle typographie.

C’est important pour moi aussi. J’aime les livres des Éditions de Sonneur, le beau papier mat de leurs couvertures, les élégantes pages noires qui séparent ces couvertures du corps du texte, la typographie originale… Cela me plaît, que mon livre y soit publié.

Avec mon éditrice et la graphiste du Sonneur, nous avons beaucoup débattu de la couverture. J’avais en tête une image abstraite, quelque chose de plus violent. Parmi les clichés trouvés dans les archives de la Nouvelle-Calédonie, c’est cette photographie, prise par Allan Hughan — l’un des personnages du roman — peu après l’arrivée du premier convoi de déportés qui nous a le plus intéressées : ce bout de terre crasseux sous un ciel éblouissant et sans fin…

Le livre

Berthet (Sandrine)Jetés aux ténèbres, Les éditions du Sonneur (2021).

Et les autres livres cités

Descaves (Lucien)Philémon, vieux de la vieille, présenté, établi et annoté par Maxime Jourdan, La Découverte (2019).

André LéoLe Père Brafort, Presses universitaires de Rennes (2019).

La Commune des écrivains – Paris, 1871: vivre et écrire l’insurrection, anthologie établie par Alice de Charentenay et Jordi Brahamcha-Marin, Folio classique (2021).

Audin (Michèle)Comme une rivière bleue, L’arbalète-Gallimard (2017), — Josée Meunier 19 rue des Juifs, L’arbalète-Gallimard (2021).