La guerre continue. Aujourd’hui, notre amie ambulancière du 153e, Alix Payen, est à Neuilly et, toujours optimiste et enjouée, elle écrit à sa mère pour lui décrire ce qu’elle et son bataillon font, ce qu’elle voit — vous pouvez lire ce qu’elle raconte dans cet article, ou mieux, dans son livre cité ci-dessous.

Quant à Victorine Brocher, cantinière des Défenseurs de la République, elle est à la Muette.

Dans Paris, une autre jeune femme, Maria Verdure, a fini de rédiger avec Félix et Élie Ducoudray, le texte de la Société des amis de l’enseignement dont le Journal officiel commence la publication demain 15 mai. On le trouve aussi dans le livre La Commune au jour le jour cité ci-dessous.

Le voici:

Les crèches

Chez tous les animaux qui vivent en liberté, la femelle nourrit son petit de son lait et parmi ces animaux l’étiolement des races n’existe pas, Le rachitisme, qu’on a pu produire expérimentalement par un sevrage prématuré de l’animal, est, dans l’état de nature, complètement inconnu. Les seules transformations ou dégénérescences qu’on a observées dans les séries animales sont dues aux modifications climatériques que le globe terrestre a subies à travers les siècles.
Ces faits établis, il est de toute évidence que dans une société idéale, le produit qu’il importe avant tout de perfectionner étant l’enfant, la mère devra pendant la gestation et la période de lactation ne se livrer à aucun travail de nature à porter atteinte à la santé de son enfant et à la qualité de son lait.
Pour obtenir ce résultat, des réformes économiques sont nécessaires. Il faut ou bien que le travail du chef de famille suffise à l’entretien des siens, ou bien que l’État intervienne; car il s’agit d’arrêter l’étiolement physique et moral vers lequel tend le peuple français, et de faire disparaître les conséquences de la misère involontaire.
En attendant que la société soit reconstituée sur de nouvelles bases politiques et sociales, il faut la prendre telle qu’elle est et appliquer des palliatifs là où la cure radicale, c’est-à-dire la Révolution, est encore impuissante.
Quels sont ces palliatifs?

1° L’assistance publique accordait à toute fille-mère gardant son enfant une prime d’encouragement, elle distribuait aussi des secours aux femmes nécessiteuses; mais ces primes et ces secours étaient insuffisants pour amener l’allaitement maternel qui forme des générations robustes;
2° L’assistance publique entretenait de maisons destinées à recueillir les enfants dits assistés, ceux que leurs familles abandonnent. Ces maisons absorbent un capital énorme: sur 100 enfants qu’elles reçoivent trois arrivent à l’âge de 20 ans; ces oubliettes modernes, que les employés seuls regretteraient peut-être parce qu’ils en vivent, devraient être fermées, et le capital qu’elles absorbent employé à assurer une indemnité sérieuse aux mères nourrices.
À ceux qui craindraient de favoriser la débauche des jeunes filles par l’allocation d’une indemnité aux filles-mères, on peut répondre que la misère et l’insuffisance du salaire ont produit ce résultat à ce point qu’il semble impossible d’aller plus loin. L’éducation et l’allaitement d’un enfant par la mère sont d’ailleurs plus moralisants que le dépôt de l’enfant à l’hospice; par cette dernière combinaison, la mère devient libre presque au lendemain de l’accouchement, sans être pour cela délivrée de la misère qui la conduira fatalement à une rechute à bref délai
Si l’on objectait que l’indemnité amènerait les pauvres à se multiplier outre mesure, on peut affir- mer, avec Malthus et les observateurs, que chez tous les peuples la classe nécessiteuse est la plus prolifique, c’est que les femmes de cette classe déshéritée produisent autant et aussi souvent que la nature le permet. Il n’y a donc pas à craindre d’augmenter par l’indemnité un produit qui atteint déjà son maximum.
En retirant à la mort les enfants qui succombent faute de soins et d’allaitement maternel, craindrait-on d’accroître le nombre des êtres au-delà des ressources alimentaire du globe? Outre que cette pensée est contraire au sentiment de l’humanité, elle est fausse en fait: la France, par exemple l’une des contrées les plus peuplées du monde, peut nourrir une population double au mois de celle qui l’habite.
3° L’envoi de l’enfant en nourrice, à la campagne, exige la séparation de la mère et de l’enfant, ce qui est immoral; c’est un dissolvant du lien familial; on s’attache d’autant plus aux êtres qu’on leur a plus donné. Voilà pour le côté moral de la question. Au point de vue hygiénique et scientifique, on peut affirmer que le plus souvent les enfants envoyés à la campagne n’ont pas été nourris au sein, et que presque tous les nourrissons sont rachitiques, En fait, une mère n’a pas assez de lait pour deux enfants; ainsi, chez les jumeaux élevés au sein par la mère, l’un dépérit au profit de l’autre, à moins que tous deux ne soient chétifs. Une nourrice ne peut prendre un nourrisson étranger qu’au détriment du sien propre.
Une mère sèvre son enfant de 12 à 18 mois; à ce moment, elle ne peut prendre un nourrisson sans inconvénient pour celui-ci. À mesure qu’on s’éloigne du jour de la parturition, les qualités du lait se modifient, et le lait d’une nourrice qui est accouchée depuis douze mois n’a plus les qualités utiles à l’alimentation d’un enfant qui vient de naître.

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Le Journal officiel annonce: la suite à demain — mais la suite n’est parue que le surlendemain 17 mai, et nous la trouverons dans notre article du 17 mai.

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Pour la couverture, encore une belle image due à Daniel Vierge, qui vient du musée Carnavalet

Livres utilisés

Payen (Alix)C’est la nuit surtout que le combat devient furieux Une ambulancière de la Commune, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2020).

Brocher (Victorine)Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).

Le Tréhondat (Patrick) et Mahieux (Christian), La Commune au jour le jour Le Journal officiel de la Commune de Paris (20 mars-24 mai 1871)Syllepse (2021).

Cet article a été préparé en décembre 2020.