Dans les articles précédents, nous avons découvert le décor, puis quelques-uns des acteurs principaux. Dans celui-ci, découvrons quelques figurants, les témoins, ainsi que quelques accessoires, parmi lesquels un des titres de gloire de la justice militaire.
Car on fait intervenir de nombreux témoins, dont beaucoup sont d’ailleurs eux aussi des prisonniers de Versailles. Il y en a tant (des prisonniers) qu’il y a des erreurs.
Voici, le 30 août, Pierre Martin, marchand de vins, détenu. Le président lui demande s’il était à la mairie du 11e arrondissement? Non, répond le témoin, je n’ai jamais été à la mairie du 11e arrondissement, on me confond avec un autre détenu. Quelques heures plus tard, c’est Pierre Martin, agent d’affaires, détenu lui aussi, qui paraît. Il était bien à la mairie du 11e, mais n’a pas vu ce que le président voulait qu’il vît. Il n’a même jamais entendu parler d’exécutions à la mairie, ni le 23, ni le 24 mai. C’est Gaveau, le commissaire du gouvernement qui réfute le témoignage:
Ce témoin est un accusé. Il se compromettrait s’il déclarait avoir vu quelque chose. De pareils témoins ne sont pas des témoins.
Heureusement, sur la même question, il y a un autre témoin, qui s’appelle Lasnier, qui a vu et entendu ce que l’on veut, c’est-à-dire que Ferré a bien commandé des exécutions dans la mairie du 11e, et lorsqu’un défenseur fait remarquer que ce monsieur semble n’avoir jamais mis les pieds dans ce lieu, le même Gaveau conclut que
le ruban rouge qu’il porte sur sa poitrine est un sûr garant qu’il dit la vérité.
Ne riez pas, on est en train de condamner un homme à mort.
Voici un petit florilège d’extraits de témoignages, cueillis dans le compte rendu du procès: — Vous ne savez rien de particulier? — Non, monsieur le président. D’autres: — Je crois reconnaître Ferré pour être celui qui donnait des ordres le jour de l’incendie. — Le témoin a entendu dire que Veysset avait été fusillé sur l’ordre de Ferré. — On m’a dit ensuite qu’on l’avait fusillé, je n’ai rien vu. — Je n’ai pas entendu dire ce jour-là que Ferré eût donné l’ordre. — Il y avait un délégué de la Commune, je ne sais qui c’était, il avait une jaquette et un gilet noir. On m’a dit ensuite que c’était Ferré. — J’ai entendu dire que Ferré était avec le peloton, je ne l’ai pas vu. — On m’a raconté sa mort après. — Le sous-brigadier Picon m’a dit qu’il y était, mais je ne puis affirmer que c’était lui que j’ai vu. — On m’a dit que c’était lui. — J’ai entendu dire le lendemain que c’était lui qui avait porté l’ordre d’exécution, mais ce n’est qu’un on-dit. — Je ne sais pas si Urbain faisait ces perquisitions lui-même. — Je ne sais pas non plus si Urbain blâmait le zèle des gardes nationaux et le trop grand nombre d’arrestations. — Un officier des fédérés, qui regardait avec une lorgnette, m’a dit que c’était Bergeret et Urbain. Un autre: — Je ne connaissais pas ces hommes, mais les officiers d’état-major nous ont tous dit que c’étaient Bergeret et Urbain.
Encore quelques petits dialogues: — Le reconnaîtriez-vous? — Non, je ne crois pas. Ou bien: — Avez-vous vu l’ordre, signé Brunel, de crever les pompes? — Non, mais j’en ai entendu parler. Et même: Qu’avez-vous vu quand vous étiez de garde? — J’ai entendu dire que les artilleurs tiraient avec du pétrole. — Qu’avez-vous trouvé? — Des bouteilles vides. On disait qu’il y avait eu des matières inflammables. Toujours les incendies: — Vous avez dit que le concierge avait mis du pétrole dans les pompes? — Oui, c’est le concierge du Louvre qui me l’a dit. Et enfin du sûr: On a dit devant vous que c’était Ferré? — Oui, je l’ai parfaitement entendu.
C’est sur la base de ces « témoignages » que Théo Ferré va être condamné à mort et que Raoul Urbain va être envoyé au bagne. Des témoignages inexistants, les témoins disent tous qu’ils ne savent pas… et, pour Ferré, un faux manifeste, plagiat par anticipation de celui qui, à peine une génération plus tard, fera condamner Dreyfus.
Il s’agit d’un « témoignage irrécusable »,
Citoyen Luçay
Faites flamber finances et venez nous retrouver.
Th. Ferré
4 prairial an 79
que Gaveau présente dans son rapport, dès le 7 août. Il ajoute que l’écriture en a été contrefaite à dessein, mais qu’un expert a reconnu l’écriture de Ferré. Lequel a déclaré:
Je vous en donne ma parole, cette pièce est fausse. […] D’ailleurs, en admettant que j’eusse donné cet ordre, j’aurais écrit dans un langage moins clair et avec le papier que j’avais à ma disposition, avec du papier ayant un entête. Mes autres écritures ne ressemblent pas à celle-là.
Il n’y avait même pas l’original au procès, comme l’ont fait remarquer les avocats, au grand déplaisir de Gaveau, qui a trouvé qu’il s’agissait de « défiance » (!). Quant à l’expert, Maître Bigot, un des avocats, a rappelé que celui-ci « a commis de trop grosses erreurs pour que ses expertises aient la force qu’on leur prête » et il a cité des exemples.
D’ailleurs, même Maxime Du Camp a donné raison à Ferré (si, si) dans le tome 4 de son livre.
Il y a tout lieu de croire que cet ordre était apocryphe.
Il ne prenait pas de risque à en convenir, Ferré avait été exécuté depuis longtemps…
Dans le prochain article je présenterai les avocats.
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Le ministère des finances rue de Rivoli a bien brûlé en mai 1871, comme l’a expliqué Jourde au procès, à cause des obus versaillais et de la grande quantité de papier qui y était conservée. Et comme le montre l’image de couverture, que j’ai trouvée au musée Carnavalet.
Livres utilisés
Troisième conseil de guerre, Procès des membres de la Commune, Versailles (1871).
Du Camp (Maxime), Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette (1879).