Nous avons vu il y a quelques semaines Gaston Crémieux attendre, dans une prison marseillaise, le « verdict » de la commission des grâces.
À Paris et à Versailles, Noémi Molina, son épouse, une jeune femme de vingt-trois ans, multiplie les démarches, à Paris et surtout à Versailles, où est le pouvoir. Les Crémieux ont plusieurs jeunes enfants.
Parmi ceux qu’elle a rencontrés — je doute que, comme le disent certains journaux, elle les ait « implorés » –, il y a l’ancien (récent) ministre de la justice Adolphe Crémieux. Au cas où vous vous demanderiez si ces deux Crémieux sont parents, voici la réponse donnée par le journal Archives israélites de France, en date du 1er septembre:
Un de nos abonnés de l’Amérique centrale, trompé, par la similitude de nom, nous exprime, en date du 24 juillet, ses doléances au sujet de la condamnation à mort dont le Conseil de guerre, à Marseille, a frappé le sieur Crémieux, de cette ville, pour faits insurrectionnels.
Notre correspondant croit qu’il s’agit de l’illustre avocat, ancien ministre et président de l’Alliance. Il n’en est rien, et nul ne s’y est mépris en France. Le condamné de Marseille, nommé Gaston Crémieux (dont la peine d’ailleurs sera sans doute commuée), n’a rien de commun avec notre éminent coreligionnaire, M. Adolphe Crémieux, qui a gardé, en descendant du pouvoir, l’estime et la sympathie du public entier.
Ouf…
Mais apparemment, tout le monde ne lit pas ce journal. Gaston Crémieux lui-même est amené à intervenir, après une « information » donnée par Paris-Journal. Voici sa lettre, parue dans Le Petit Marseillais du 19 octobre:
Monsieur,
On me fait lire dans votre numéro d’aujourd’hui un entrefilet cruel et mensonger que vous dites avoir emprunté au Paris-Journal. Il y est dit:
Que je suis en ce moment dans la prison de Tours, très-sérieusement malade, mangeant très-peu, buvant encore moins et ne parlant presque pas; mais que le seul sentiment auquel je donne librement carrière, quand on cause avec moi, est une haine solide pour mon oncle, dont je ne peux pas entendre parler.
Ce dernier trait que je trouve tout simplement atroce, est le seul que je veuille relever; je n’ai, sachez-le bien, pour M. Adolphe Crémieux d’autre sentiment qu’une profonde vénération. Je n’ai pas à vous parler de ce qu’il fait pour me sauver, mais c’est assez pour moi d’être malheureux, sans passer pour un ingrat. Un dernier mot pour en finir avec vous et vos pareils. Puisqu’il vous plaît tant de vous occuper de moi, qui m’occupe si peu de vous et des vôtres, annoncez une fois pour toutes, non pas que je suis malade, mais que je suis mort; de cette façon, et après cela vous me laisserez peut-être tranquille.
Je vous salue, etc.,
Gaston Crémieux.
Maison d’arrêt de Marseille.
Revenons à Mme Crémieux. Elle a aussi rencontré le Marseillais Thiers. Je ne sais pas ce que lui et d’autres lui ont fait croire. Mais, comme les Archives israélites de France, la plupart des journaux semblaient persuadés que la peine serait commuée. En effet, les deux autres condamnés à mort, Alphonse Pélissier et Auguste Étienne, ont été graciés (et plus tard déportés en Nouvelle-Calédonie).
Mais les ruraux et leur chef ne lâchent pas leur vengeance mesquine — encore une…
Voici La République française, datée du 1er décembre:
Nous trouvions avec la France entière que trop de sang avait déjà coulé. Cependant Marseille vient de voir une nouvelle exécution.
Gaston Crémieux a été fusillé hier matin [le 30 novembre].
Jusqu’à la dernière heure, nous nous étions obstinés à croire un tel dénouement impossible.
Nous nous rappelions les détails du procès de Marseille, les espérances données à la famille du condamné. Nous pensions à la France émue de tant d’horribles tragédies, aux périls que court un pays où l’on ne sait plus pardonner. L’espérance résistait en nous aux prédictions sinistres.
Nous nous trompions. Les conseils de la politique ont dû céder comme ceux de l’humanité aux exigences d’une justice qui nous paraissait devoir être satisfaite. Nous déplorons ces rigueurs. Puisse-t-on du moins ne pas s’être pour longtemps fermé ou rendu plus difficile tout retour vers la clémence.
Voici la dépêche qui nous est communiquée par l’agence Havas:
Marseille, 30 novembre 1871.
Gaston Crémieux, qui était à la prison Saint-Pierre, a été informé ce matin, à deux heures, que le moment fatal était arrivé. Il a répondu:
Je montrerai comment l’on meurt.
Après avoir mis ses papiers en ordre, il est monté dans une voiture qui l’a conduit au fort Saint-Nicolas. Là il a demandé quelques minutes pour terminer une pièce de poésie, puis il a chargé le rabbin, M. Vidal, de prier M. Esquiros d’achever une pièce de théâtre qu’il avait commencée. À sept heures, une voiture de camionnage est allé prendre le condamné au fort pour le conduire sur la plate-forme du Pharo. Après la lecture de l’arrêt, Gaston Crémieux a prié le peloton d’exécution de viser au cœur, parce que sa famille devant reprendre son corps, il désirait ne pas être défiguré. Après un entretien de quelques secondes avec le rabbin, qu’il a embrassé, il s’est approche du poteau, muni d’anneaux pour l’attacher en cas de défaillance. Cette précaution était inutile, son énergie ne l’ayant pas abandonné. Crémieux a ôté son habit, son paletot et son gilet, a défait sa chemise et sa cravate, puis debout, sans bandeau sur les yeux, comme il l’avait demandé, il a crié:
Allons, feu! Vive la Républi…
Ce mot est resté inachevé, car il est tombé foudroyé. Les médecins ayant constaté la mort, le coup de grâce a été jugé inutile. Environ 3,000 hommes étaient sous les armes. Un assez grand nombre de curieux assistaient à l’exécution. Le rabbin n’a pas quitté le corps pendant le défilé des troupes; appuyé contre le poteau, il lisait la bible en pleurant. Les familles Crémieux et Molina, arrivées en voiture, ont conduit le corps au cimetière Israélite.
Je ne résiste pas à une dernière citation, cette fois du numéro du 15 décembre d’Archives israélites:
[Gaston Crémieux] fauteur, mais hélas! aussi victime de nos discordes civiles, son exécution complète la trilogie lugubre qui a vu tomber pour la cause fatale de la Commune, un protestant, un catholique, un Israélite! [ah! les Archives israélites ignorent, elles aussi, Pierre Bourgeois!] Il est vrai que le protestant Rossel a été accompagné et consolé jusqu’au lieu suprême de l’expiation par un pasteur de son culte; l’israélite Crémieux a été accompagné et consolé jusqu’au dernier moment par l’honorable M. Vidal, ministre officiant du temple de Marseille, faisant fonctions de Rabbin, tandis que le catholique, ou né tel, Ferré, a repoussé catégoriquement les secours spirituels, l’intervention de l’aumônier en disant:
Matérialiste j’ai vécu, matérialiste je mourrai.
Il y a là un contraste saisissant sur lequel nous jugeons inutile d’insister, mais il prouve que les missionnaires du catholicisme n’ont pas besoin de sortir de chez eux pour trouver des prosélytes à faire.
En effet, je n’insisterai pas.
Et je reproduis toujours la même photographie de Gaston Crémieux, puisqu’il ne semble pas en exister d’autre.