Suite de l’article précédent.

Voici le « fraternel faisceau » qui n’arbore aucun drapeau politique, dont le président de la SGDL nous a parlé en juillet 1871, à l’œuvre.
Les choses sérieuses commencent en 1872. Le comité de la SGDL reçoit des lettres d’un dénommé Guiffrey qui demandent l’exclusion de Paschal Grousset et d’autres sociétaires communards. Ni le comité ni la Société ne peut exclure pour ce type de raison: il faut un jury d’honneur. On en reparle en 1874. Cette fois c’est un dénommé Émile Blavet qui relance la question dans une lettre que le comité lit le 20 avril 1874 et qui réclame

que des mesures soient prises pour statuer sur les membres de la société qui ont été frappés pour des faits relatifs à la Commune

— « frappés » veut dire condamnés, évidemment. Et bien sûr, c’est notamment à Jules Vallès qu’il en a. Avant d’aller plus loin, deux mots sur cet Émile Blavet. Je l’ai déjà rencontré dans… La Rue de Jules Vallès, où il est arrivé le 2 novembre 1867, par ces mots:

Vous m’avez dit, mon cher Vallès: venez, la Rue est à vous! — Me voilà, je viens prendre possession.
Le local est tout neuf, et j’en suis le premier locataire. Il est peut-être bien dangereux de vouloir essuyer le plâtre: les meilleurs tempéraments se ruinent à ce jeu. Mais vous me faites des conditions tellement séduisantes que, ma foi, je risque les rhumatismes.

etc., etc. Ce qui était très amical. Je ne sais pas s’il s’est passé quelque chose entre eux, ou si le sieur Blavet arbore simplement un drapeau politique. En tout cas le comité lui fait reformuler sa demande et il demande la formation d’un jury d’honneur, ce que, très majoritairement (20 pour et 8 contre), le comité accepte. Il y a une discussion, pour décider si les débats seront ou pas sténographiés, on décide que oui — ce qui devrait éviter que des choses trop monstrueuses et incontrôlées soient dites.
Le 30 mai 1874, à deux heures de l’après-midi, on forme le jury en tirant au sort un certain nombre de sociétaires. Plusieurs refusent d’en faire partie. On a finalement une liste de sept membres du comité et de sept sociétaires. Ce jury se réunit immédiatement.
Tony Révillon a été chargé par Eugène Razoua de sa défense. Le président lui demande de défendre aussi Jules Vallès. C’est Léo Despès qui est chargé de défendre Félix Pyat et Paschal Grousset.
Et ça commence.

M. Émile Blavet développe l’accusation formulée par lui et conclut en demandant la radiation de MM. Félix Pyat, Jules Vallès, Paschal Grousset et Razoua de la Société des gens de lettres.
M. Léo Despès présente d’office la défense de Grousset et Félix Pyat et insiste plus particulièrement à l’égard de celui-ci. Laissant de côté, soit les faits politiques soit les faits de droit commun dont la connaissance échappe absolument à l’examen du jury, le défenseur s’efforce de faire ressortir les services rendus par M. Félix Pyat aux gens de lettres et surtout à une époque où il a pu être l’arbitre de l’existence de quelques-uns d’entre eux.
M. Tony Révillon présente la défense de Vallès et particulièrement de Razoua qui lui a envoyé son pouvoir.
M. Blavet répond et insiste sur les fins de la demande.
M. Tony Révillon réplique.
Le Président déclare les débats clos et aux termes du règlement spécial invite le rapporteur, le demandeur et les défenseurs à se retirer.
Le Président résume la cause.
Il rappelle au jury quelle est la situation des quatre sociétaires cités devant lui; pour l’un des intimés il y a jugement définitif, un conseil de guerre ayant jugé contradictoirement sur les faits mis à sa charge [il s’agit de Paschal Grousset, le seul qui a été jugé en présence, « contradictoirement »]; pour les trois autres qui étaient en fuite, il y a eu seulement jugement par contumace; pour l’un d’eux il y a à considérer qu’il n’était pas sociétaire, mais qu’il était seulement adhérent.
Il rappelle au jury dans quelle forme et dans quel ordre chaque membre doit formuler son opinion.
Un juré demande qu’on vote d’abord le principe et ensuite successivement l’application de la peine à chacun des intimés.
Le jury consulté déclare à la majorité de 10 contre 4 qu’il y a lieu d’appliquer l’article 66 des statuts.
Le Président consulte le jury sur l’application dudit article 66 à chacun des sociétaires cités. Il est procédé par bulletin portant oui ou non et il est rappelé que le nombre de jurés étant de 14, la majorité pour l’application doit être de 9.

Le résultat est: Grousset 8 oui et 6 non, Pyat idem — cette majorité n’était pas suffisante, ils ne sont donc pas radiés — Vallès 10 oui et 4 non, Razoua 9 oui et 5 non — ils sont radiés,

sauf, dit le Président, l’exercice du droit qu’ils ont d’en appeler à une assemblée générale de la Société.

Ces exclusions provoquent… des démissions.

Celle de Paschal Grousset qui, après son évasion de Nouvelle-Calédonie, est à Londres et écrit, le 25 juin 1874:

Monsieur le Président
J’apprends un peu tardivement que les lauriers des dix-huit conseils de guerre empêchent la Société des gens de lettres de dormir: elle a cru devoir ajouter la radiation par contumace à la liste des peines aussi peu infamantes qu’afflictives que les tribunaux militaires ont pris la peine d’infliger en imagination à deux de nos confrères.
J’apprends en même temps, avec une surprise mêlée de quelque humiliation, que ma tête avait été demandée à la nouvelle cour martiale, et qu’elle a été épargnée.
Est-il nécessaire de vous dire, monsieur le Président, que je ne saurais ni ratifier par mon silence l’ostracisme littéraire dont on a voulu frapper en la personne de deux écrivains distingués le grand parti que je m’honore de servir, ni me prévaloir de l’exception, à mes yeux peu flatteuse, dont j’ai été l’objet.
Je vous prie de faire agréer au Comité tous mes remerciements, et j’ai l’honneur de vous adresser ma démission de membre.

Celle, au loin, d’André Léo (elle a écrit de Milan), et celle, plus près, que je note avec plaisir, de Malvina Blanchecotte — je note aussi avec plaisir ces deux femmes parmi cinq démissionnaires — une presque parité incroyable dans cette société immensément masculine. Mais le comité ne peut accepter ces démissions. Ce n’est pas le sujet et j’ai peu d’informations, mais André Léo sera comptée démissionnaire en octobre 1875.

Et voilà… Mais ce n’est pas tout à fait terminé.

À suivre, donc.

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Merci à Jean-Pierre Bonnet pour m’avoir envoyé le brouillon de la lettre de démission d’André Léo.

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J’ai déjà utilisé l’image de couverture dans un article plus ancien.

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J’ai copié la belle lettre de démission de Paschal Grousset dans le livre:

Montagne (Édouard)Histoire de la Société des gens de lettres, Librairie Mondaine (1889).