Je reviens, dans cette série de trois articles, sur un article publié en juillet dernier à propos de la Société des Gens de Lettres. J’avais alors utilisé la presse. Depuis, j’ai pu (le 30 août 2021) consulter les dossiers des comités de la SGDL (merci à David Robin pour son accueil). Je précise que je n’ai regardé que ces dossiers, il ne s’agit pas ici d’une recherche approfondie dans les archives.

La Société des gens de lettres, plus familièrement appelés gendelettres, s’occupe des affaires de ces gens, de leurs rapports avec les journaux, les traducteurs, etc. Elle perçoit pour eux les droits d’auteur et prélève une commission qui sert à financer des pensions de retraite et des secours pour des sociétaires en difficulté.
Elle n’est pas (je parle des années 1870-1913, qui vont occuper ces articles) absolument réactionnaire.
Par exemple, le 17 janvier 1870, son comité décide de verser 200 francs à la souscription pour le monument à la mémoire de Victor Noir (le jeune journaliste était membre de la Société). Et même, le 28 février, il accorde une avance de 1000 francs à Paschal Grousset qui, souvenez-vous, est incarcéré à Sainte-Pélagie pour délit de presse. Par contre, deux semaines plus tard, il refuse de  protester contre l’incarcération de sociétaires pour délit de presse — il s’agit encore, entre autres, de Paschal Grousset — cela aurait pour effet de « faire faire à la Société des actes politiques ».
Cette protestation avait été proposée par une lettre d’un Robert Halt, qui a insisté, sans succès. 
Ce n’est pas de ça que je voulais vous parler. Mais ça fixe un peu les idées.

Le Comité de la SGDL se réunit tous les lundis — comme l’Académie des sciences — et même un peu plus, pendant le siège de Paris. Il s’occupe alors d’acheter des bons de cantine pour les sociétaires, d’acheter un canon, d’organiser des lectures des Châtiments. Peut-être la fréquence plus importante des réunions est-elle due aux difficultés de chauffage pendant l’hiver 1870-71: pour être gendelettres on n’en est pas moins homme (et frileux). 

Ce Comité se réunit tous les lundis, pendant la Commune aussi. On le voit le 17 avril intervenir (avec succès) pour la libération de Balathier de Bragelonne (incontestablement réactionnaire, mais était-ce bien une raison pour l’emprisonner?). Tous les lundis, même le 22 mai: les réunions ne sont pas perturbées par la Semaine sanglante (je n’ai pas vu où, dans Paris, se tenaient ces réunions). 

Ce qui n’empêche pas cette Semaine sanglante d’avoir lieu.

Ce qui n’empêche pas non plus qu’elle ait des suites. Dès le 5 juin 1871, Champfleury demande à la SGDL d’intervenir pour la libération d’un sociétaire prisonnier à Versailles. il s’agit de Jules Troubat (dont une photographie sert de couverture à cet article), qui avait été le dernier secrétaire de Sainte-Beuve et son exécuteur testamentaire, qui pendant la Commune avait collaboré au Vengeur de Félix Pyat et à la gestion de la Bibliothèque nationale. Peu de choses. Rien, dit Champfleury. Mais non, c’est non, la Société n’intervient pas. Je vous rassure, Jules Troubat a pu publier, plus tard, les inédits de Sainte-Beuve.

Une semaine plus tard, c’est Robert Halt, que nous avons déjà mentionné plus haut, qui écrit pour demander

l’intervention du Comité en faveur de plusieurs sociétaires compromis dans les derniers événements.

Ce que, peut-être, le Comité ignorait, c’est que Robert Halt, qui avait écrit dans La République des travailleurs (journal notoirement internationaliste) pendant le siège, avait fait partie de la même commission que Jules Troubat à la Bibliothèque nationale, et avait même, non seulement écrit, mais même signé au moins un article dans L’Action  de Lissagaray et un dans Le Mot d’ordre de Rochefort pendant la Commune. Pourquoi il n’était pas poursuivi? Je ne sais pas (peut-être l’était-il). Voici la réponse du Comité:

Attendu que la demande de M. Robert Halt est assez grave par son objet et par la forme même de sa lettre pour mériter ses observations personnelles, le comité ajourne sa réponse jusqu’au jour où M. Robert Halt se sera présenté devant le comité pour expliquer sa demande.

Il revient à la charge le 19 juin.

M. Robert Halt confirmant une lettre antérieure dans le but d’obtenir l’intervention du comité en faveur de certains sociétaires en état d’arrestation,
Le comité considérant qu’il est dans sa jurisprudence et dans sa tradition de n’intervenir en faveur d’aucun sociétaire, que lorsque, soit directement, soit indirectement, il a sollicité cette intervention, passe à l’ordre du jour.

Fin de non recevoir. Le comité de la SGDL n’intervient donc pas. Pourtant… dès le 26 juin, le comité accepte une demande d’avance d’André Léo:

Mme André Léo, sociétaire, demande une avance de 100 f sur délégation, cette avance lui est accordée aux conditions suivantes: savoir si le journal Le Siècle accepte la délégation de la société, si le transport de la créance est fait régulièrement, si le remboursement peut être fait à une date déterminée, qui ne dépassera pas une année, et enfin au cas où le roman ne serait pas inséré.

J’avoue que je trouve la fin de la phrase peu claire. La réponse montre en tout cas que la Société n’est pas opposée à aider André Léo (au moins financièrement) et aussi que le roman à paraître dans Le Siècle était déjà programmé (il s’agit du Père Brafort). 

Le 10 juillet, le comité accorde une avance à « M. G. Razoua » (je suppose que le G est une erreur et qu’il s’agit bien d’Eugène Razoua). Tony Révillon a d’ailleurs touché une deuxième avance pour lui le 7 octobre 1872. (De Razoua il sera à nouveau question dans l’article suivant de cette série.) 

Le 23 juillet se tient l’Assemblée générale de la Société. J’en ai déjà parlé assez longuement dans l’article de juillet 2021, en citant Le Soir du 26 juillet. Le compte rendu que fait la Chronique de la Société des gens de lettres à l’usage des adhérents est moins disert et d’ailleurs assez différent. Il contient la liste des cent vingt-cinq présents à cette réunion, parmi lesquels se trouve R. Halt.
Je ne résiste pas au plaisir de vous citer le début de ce compte rendu:

M. Le président [Frédéric Thomas], dans une courte allocution, exprime la satisfaction qu’il éprouve, et que doivent certainement éprouver chacun des membres de l’assemblée en voyant de nouveau, après tant d’orages et de désastres publics, réunie pour discuter ses intérêts intimes, la grande famille des lettres, dans laquelle aucun drapeau politique ne s’arbore, et où viennent se grouper en un seul et fraternel faisceau toutes les forces vives de l’intelligence et toutes les puissances de la conviction.

C’est bien, comme on l’a dit dans Le Soir, Léo Lespès qui présente le rapport. Un membre demande qu’il soit imprimé.

Un sociétaire demande alors que l’impression du rapport n’ait lieu qu’avec suppression du passage relatif à M. Vermorel, sociétaire décédé.

Il y a un vote, et le « fraternel faisceau » vote l’impression du rapport complet.
Pour en finir avec Vermorel (j’ai pesé mes mots), je saute presque un an. Le 19 juillet 1872, le comité examine les dettes de certains sociétaires et note

profits et pertes

à propos de Vermorel. Puis

le comité décide que l’on s’entendra avec les héritiers Vermorel pour la somme de 25 francs dus par lui à la Société.

Sur cette oraison funèbre, j’arrête cet article et vous convie à lire bientôt le suivant, consacré aux exclusions de Jules Vallès et Eugène Razoua. 

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J’ai trouvé la photographie de Jules Troubat sur Gallica.

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Il y a des listes de membres de la Société (avant 1887) dans le livre:

Montagne (Édouard)Histoire de la Société des gens de lettres, Librairie Mondaine (1889).