Puisque j’ai passé cinq mois à publier sur ce site tous les numéros de La Marseillaise (de 1869-70), je ne peux éviter de vous donner des nouvelles d’Henri Rochefort, son rédacteur en chef.
Parti pour Arcachon, il est revenu à Paris pendant la Commune, il y a fait paraître Le Mot d’Ordre, il a quitté Paris avec Eugène Mourot, le secrétaire de rédaction, et ils ont été arrêtés à Meaux dans la nuit du 19 au 20 mai 1871. Henry Maret, qui a collaboré à plusieurs journaux pendant la Commune, en particulier au Mot d’Ordre, a été arrêté, lui, à Paris le 18 juin. Les voici tous trois devant le troisième conseil de guerre, après « les membres de la Commune« , après les « pétroleuses« , après Cavalier, après Rossel, après Marie Leroy… Nous sommes le 20 septembre.
Aucun des accusés n’a été membre de la Commune, aucun ne s’est battu. Il s’agit d’un authentique procès de presse. Le troisième conseil de guerre est à la fois hyperactif et polyvalent.
Le premier numéro du quotidien Le Mot d’Ordre est paru daté du 1er février. Il a ainsi participé à la campagne des élections à l’Assemblée nationale du 8 février. Nous l’avons vu passer en ce temps-là (dans tel ou tel article). Avec cinq autres journaux, il a été interdit (« suspendu ») par Vinoy le 11 mars. Un dernier numéro, daté du 12 (c’est encore un journal daté du lendemain) est paru ce jour-là. Les autres journaux interdits sont reparus dès le 19 ou le 20 mars. Le Mot d’Ordre, lui, a attendu le retour de son rédacteur en chef, et a commencé à reparaître le 31 mars (numéro daté du 1er avril). Et donc, Rochefort et Mourot sont accusés, d’abord, d’avoir fait paraître un journal suspendu.
En réalité, on reproche à Rochefort, et le rapport de l’ineffable Gaveau en témoigne, tout ce qu’il a fait depuis 1868, contre l’empire, avec La Lanterne et La Marseillaise, et en particulier lors de l’assassinat de Victor Noir, plus tout ce qu’il a fait pendant le siège et, bien entendu, ce qu’il a fait pendant la Commune. Je lis les intitulés dans un compte-rendu du procès:
journal frappé de suspension — fausses nouvelles publiées de mauvaise foi et de nature à troubler la paix publique — complicité d’attentat ayant pour but d’exciter à la guerre civile — complicité par provocation au pillage et à l’assassinat — offenses envers le chef du gouvernement — offenses envers l’assemblée nationale
En réalité, à part la suspension du journal, on reproche au Mot d’Ordre et à ceux qui le font leurs interventions à propos de la maison de Thiers (provocation au pillage, offenses) et des otages, laissons de côté les offenses envers l’assemblée (traitée de maison de fous).
Rochefort a parlé de la maison de Thiers dès le numéro daté du 6 avril, dans un article judicieusement intitulé « Les Défenseurs de la propriété »:
M. Thiers possède place Saint-Georges un merveilleux hôtel plein d’œuvres d’art de toutes sortes. M. Picard a sur ce pavé de Paris qu’il a déserté trois maisons d’un formidable rapport, et M. Jules Favre occupe rue d’Amsterdam une habitation somptueuse qui lui appartient. Que diraient donc ces propriétaires hommes d’État si à leurs effondrements le peuple de Paris répondait par des coups de pioche, et si à chaque maison de Courbevoie touchée par un obus, on abattait un pan de mur du palais de la place Saint Georges ou de l’hôtel de la rue d’Amsterdam.
C’était, comme l’a fait remarquer Rochefort pendant le procès, trente-neuf jours avant que la pioche s’attaque effectivement à la maison de Thiers. Comme il l’a dit aussi,
L’idée de l’article auquel vous faites allusion m’est venue un jour où j’ai entendu dire à une femme quand un obus venait de tomber: « Si, pourtant, ou démolissait leurs maisons comme ils démolissent les nôtres. »
Quant aux otages, voici le début du dernier article signé Rochefort, dans Le Mot d’Ordre daté du 20 mai, sous le titre « Les Otages »:
La dernière séance de la Commune a été consacrée en partie à l’examen du mode d’application du décret relatif aux otages.
[Voir, à propos de la séance du 17 mai, cet article. — la « dernière » séance est bien celle du 17 mai: le journaliste écrit le 18, le journal paraît le 19, daté du 20.]
Et voici la fin de cet article, qui fait allusion à la fois au viol d’une infirmière, dont il a été question dans cette séance de la Commune, et à l’explosion de la cartoucherie Rapp:
Le jour où on tiendra les misérables qui ont massacré une infirmière, après l’avoir violée, et les gendarmes qui se déguisent eu gardes nationaux pour aller faire sauter nos poudrières, qu’on sévisse. Mais c’est aux coupables avérés et reconnus que nous sommes tenus de limiter nos représailles. Hélas! les derniers événements ont mis en lumière assez de criminels pour qu’il soit inutile de demander au hasard d’en fournir.
À Eugène Mourot, on reproche un article (daté du 6 avril) dont j’extrais:
Personne n’ignore que c’est le gouvernement réfugié à Versailles qui a commencé la guerre civile, d’abord en essayant d’enlever à la garde nationale les armes qui lui appartenaient, puis, plus tard, en ouvrant criminellement le feu des forts contre des femmes et des enfants.
Quant à nous, à qui cette guerre répugne autant et plus qu’à tout autre, nous n’avons jamais cessé d’être pour l’apaisement; mais quand les maires de Paris ont parlé de conciliation, leurs ouvertures n’ont-elles pas été accueillies par le plus suprême dédain?
Vous écrivez, lui dit-on, que c’est le gouvernement de Versailles qui a provoqué la lutte?
J’exprimais une opinion personnelle.
Ah, mais, ce jeune homme — Eugène Mourot a vingt-trois ans — croit-il donc que la presse est libre?
Quant à Henry Maret, on lui reproche en particulier un article du 14 avril, intitulé « L’Avenir du pouvoir législatif », dans lequel il semble douter de l’avenir politique de Thiers et Favre, et à la suite duquel on l’accuse d’exciter à la guerre civile.
Maret. –Je n’ai pas cru exciter.
M. le Président. — Le gouvernement était régulièrement nommé.
— Selon moi, il voulait renverser la République.
— Cela n’avait rien de dangereux, puisque cela ne pouvait se faire sans l’assentiment du pays tout entier.
— La plupart de ces attaques contre MM. Thiers et Picard sont des plaisanteries.
[…]
M. le Président. — Voici des offenses contre le chef du gouvernement; je ne répéterai pas ce qui est dit sur la Chambre, qui, selon vous, « donne des signes d’aliénation mentale. » La loi des échéances parait « élaborée par des charretiers. » C’est toujours le même principe de ridicule. Avez-vous quelque chose à répondre à cela?
— Que le ridicule est une arme qui a toujours été employée en France. C’est le droit d’écrire.
C’est bien ce qu’on leur refuse. Et pour leur éviter la possibilité de recommencer, eh bien, ils sont condamnés.
Ils sont défendus, Rochefort par Me Joly, que nous avons vu défendre Ulysse Parent, puis Louis Nathaniel Rossel (et, pour ce dernier, ce n’est pas terminé), Mourot par Me Hausemann et Maret par Me Bigot (qui défendait Adolphe Assi au procès « des membres de la Commune »).
Procès de presse… Mais cette fois, il ne s’agit pas de quelques mois à Sainte-Pélagie, comme au temps de l’empire.
Déportation dans une enceinte fortifiée pour Rochefort, déportation simple pour Mourot, cinq ans de prison et cinq cents francs d’amende pour Maret.
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J’ai extrait un détail d’une grande image « Hommes de la Commune » parue dans Le Monde illustré du 14 octobre 1871. Au centre de ce détail, entre Pindy, Razoua, Tony-Moilin, Dereure, Rochefort et Allix, c’est peut-être bien un portrait d’Eugène Mourot.