Ce double mariage (voir l’article précédent) ne simplifie pas vraiment l’état civil des frères Allemane — d’autant plus qu’ils ont tous deux un fils (et donc un neveu) nommé Charles.
Heureusement, dans leur état civil, tout se passe (d’abord) à Sauveterre-de-Comminges, au pied des Pyrénées, puis (presque tout) dans le cinquième arrondissement de Paris… avant d’arriver, ce 15 mai, dans le vingtième!
Cette histoire commence par… Allemane épouse Allemane. Les deux parents portent le même nom. Pierre et Marie se marient le 10 mai 1835, ont une fille (Marie) seize jours après, puis une autre (Jeanne), le 3 janvier 1837, un premier fils (François) le 24 février 1839, une troisième fille (Bertrande) le 5 juin 1841 et un dernier fils, je crois (Jean) le 25 août 1843. Le père, de cultivateur, est devenu marchand, puis marchand de vin. Ce n’est probablement pas la richesse qui fait partir la famille pour Paris vers 1849.
Ce sont les trois filles qui font entrer la famille dans l’état civil parisien, en se mariant, Jeanne le 18 juillet 1857, Marie avant 1860, Bertrande le 11 mai 1861 — et les maris de ses deux sœurs sont ses témoins. Son acte de mariage nous apprend aussi que la famille habite 149 rue Saint-Victor et que les parents sont « logeurs ». Si, un peu plus de dix ans après, un des témoins du mari de Bertrande a été un des accusateurs lors du procès en conseil de guerre des frères Allemane, au moins une de ses sœurs est allée rendre visite à Jean en prison aux Grandes-Écuries à Versailles…
Mais revenons à 1861, François contribue aussi à notre connaissance de la famille en allant déclarer, le 19 décembre, un garçon qu’il a fait avec Louise Joséphine Lagarde et qu’ils nomment Charles Louis (comme sa mère) François (comme son père). Louise et François se marient le 14 octobre 1865 et légitiment leur fils. Ils en font bientôt deux autres, Louis Baptiste, le 1er février 1868 et Henri Clément le 20 juin 1869. Cette naissance est aussitôt suivie, le 29 juin, du décès de la mère, peut-être d’une septicémie. Les deux derniers bébés n’ont, semble-t-il, pas vécu très longtemps. Ce printemps 1869 a vu aussi la mort du père Allemane, Pierre, le 12 mai, décès que ses deux fils sont allés déclarer à la mairie. Première apparition de Jean dans le registre du cinquième, il est typographe et a 26 ans.
Le 23 septembre, toujours en 1869, Jean retourne à la mairie avec son frère François et déclare la naissance de son fils Charles, qui porte aussi les prénoms de Jean, comme son père, et de Clément, comme sa mère Clémence Marie Arnault, une couturière de 21 ans. Je sais que, un an et demi plus tard, 7 rue du Fouarre, la famille de Clémence a aidé Jean Allemane en fuite — mais la jeune femme sans doute était déjà morte. Pendant la Commune, Jean vivait avec sa mère 14 rue Maître-Albert, l’adresse de ses parents à la mort du père et celle que l’on trouve sur la fiche du bagne du forçat Jean Allemagne.
Car arrive la Commune, pendant et surtout après laquelle nous avons davantage d’informations sur Jean Allemane. Il a une compagne de dix-huit ans, qui s’appelle Marie, va le voir à Versailles, et qui accouche d’une petite Jeanne le 18 janvier 1872, elle habite alors rue de Jarente dans le quatrième arrondissement, c’est une sage-femme de la rue des Rosiers qui déclare la naissance et, bien sûr, l’enfant est « de père non dénommé »… elle n’a connu son père qu’à l’âge de huit ans, justement, à peine un mois avant aujourd’hui, car nous sommes toujours le 15 mai 1880 à la mairie du vingtième arrondissement. N’empêche, il a écrit des poèmes pour elle, sa Jeannette qu’il n’avait jamais vue, quand il était au bagne.
Jean Allemane était un homme décidé. Après des années au bagne de Nouvelle-Calédonie, il a vu sa peine commuée en bannissement. Il est monté dans le premier bateau, en novembre 1879, qui ramenait des graciés en France. Il a débarqué à Brest le 5 avril 1880. Un policier lui a signifié que, banni, il avait cinq jours pour quitter le territoire. Il a pris le train. Il était à Paris le lendemain. Il a retrouvé sa famille, mais pas sa mère, qui était morte blanchisseuse quatre ans plus tôt. Il a retrouvé
mon frère, ma bien-aimée compagne et sa mère
qui l’attendaient à la gare, et s’est agité assez pour être gracié et remplir les formalités… juste à temps pour être à la mairie du vingtième lui aussi ce 15 mai 1880, pour épouser sa femme, Marie Quénot, qui avait déjà 26 ans et était couturière, et légitimer avec elle ses deux enfants, Charles et Jeanne.
Et François? Eh oui, je vous ai promis deux mariages. Déporté en Nouvelle-Calédonie (mais pas comme forçat), il est rentré avant son jeune frère, a sans doute profité de ces quelques mois d’avance pour faire connaissance avec la famille de sa belle-sœur Marie Quénot, et en particulier avec sa jeune sœur Eugénie, couturière elle aussi, âgée de 22 ans, et ils ont décidé de se marier eux aussi ce jour-là.
Je ne sais pas si les sœurs Allemane étaient présentes: l’état civil les ignore. Étienne Balsenq, ami de François, était un de ses témoins ainsi qu’Eugène Moulinet. Charles Capellaro, un des incendiaires de la guillotine le 6 avril 1871, était un des témoins de Jean.
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Les poèmes écrits par Jean Allemane au bagne sont visibles, jusqu’en mars, à l’exposition Insurgé.es! à Saint-Denis, vous pouvez aussi les lire en cliquant ici.
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J’ai utilisé les registres d’état civil de Sauveterre (aux archives départementales de la Haute-Garonne) et ceux de Paris (4e, 5e, 20e surtout). Ainsi que l’article
Reynolds (Siân), Allemane avant l’allemanisme: jeunesse d’un militant (1843-1880), Le Mouvement social 126 (1984), p.3-27.
— qui ignore la naissance de Marie Allemane seize jours après le mariage de ses parents, mais dans lequel j’ai appris pas mal d’autres choses — moins bien sûr que dans le livre
Allemane (Jean), Mémoires d’un communard — des barricades aux bagnes, Librairie socialiste (1906).
— dont j’ai aussi tiré l’image de couverture de cet article.