Suite de l’article précédent.

Car avant (bien avant) Peter Brook, il y a eu Maxime Lisbonne.

De retour à Paris, après le bagne et l’amnistie, en janvier 1881, Maxime Lisbonne a commencé sa vie d’homme de théâtre dès le 15 février par des « matinées républicaines » au cirque Fernando, au coin du boulevard (Marguerite de) Rochechouart et de la rue des Martyrs (sans doute parce qu’il y a eu là un cirque, l’horrible immeuble qui se trouve à cet emplacement aujourd’hui s’appelle « le Bouglione »…).

Puis (20 mars 1881) il a rouvert le théâtre Oberkampf (109 rue Oberkampf) avec une pièce intitulée Le petit Ludovic.

Le 9 février 1882, le voici directeur des Bouffes du Nord, à La Chapelle dit-on, presque pas Paris pour la bourgeoisie qui fréquente les théâtres… J’ai lu que les théâtres situés en dehors des boulevards extérieurs d’avant 1860 (plus ou moins les lignes de métro 2 et 6 de nos jours), étaient toujours considérés comme des théâtres de banlieue, ce qui, par exemple, leur donnait le droit de jouer des pièces données à la Comédie Française, ce qu’en effet Maxime Lisbonne va faire. Sauf que, messieurs les bourgeois, les Bouffes du Nord n’ont jamais été à La Chapelle, elles sont du « bon » côté du boulevard… Passons.

En mars, il monte Nadine, une pièce que vient de terminer d’écrire Louise Michel et dans laquelle il jour le rôle principal, celui de Bakounine ! Un grand succès, peut-être surtout grâce à la notoriété de l’autrice. Maxime Lisbonne se paie même le luxe d’un petit duel, que je ne résiste pas au plaisir de vous raconter, citant L’Événement du 8 mai 1882:

Un duel théâtral et palpitant : Avant-hier soir, un jeune homme ayant interrompu ou sifflé la représentation de Nadine, de Louise Michel, aux Bouffes du Nord, M. Maxime Lisbonne, directeur de ce théâtre, est intervenu et a provoqué ledit spectateur.
Rendez-vous a immédiatement été pris pour hier.
Le duel a eu lieu au pistolet. L’adversaire de M. Lisbonne ayant tiré le premier, et le pistolet ayant raté, le directeur des Bouffes du Nord, avec une crânerie indiscutable, lui a offert son arme et a bravement essuyé le feu.
Après quoi, il a tiré en l’air. Ies témoins ont déclaré l’honneur satisfait. Je parie qu’en lisant ces lignes beaucoup de lecteurs croiront que je plaisante.
L’affaire s’est produite pourtant telle que je la conte.

Il y a eu une tournée en province, puis le théâtre a joué La Femme libre (d’Hubertine Auclert?), Marie Tudor, Lucrèce Borgia (de Victor Hugo pour ces deux dernières, voilà du répertoire de la Comédie Française), c’est en décembre 1882 et Julien Sermet, de La Justice nous informe que :

Malgré le grand succès qu’il obtient aux Bouffes du Nord, l’admirable drame de Victor Hugo, Lucrèce Borgia, ne tiendra plus l’affiche que pendant la semaine prochaine.
Les répétitions de la Revue de fin d’année, en trois actes et huit tableaux, de MM. Amédée Jallais et Frantz Beauvallet, Il n’a pas d’parapluie, sont poussées activement par l’intelligent directeur, M. Maxime Lisbonne.
La première aura lieu irrévocablement le samedi 23 courant.

Le Siècle du 18 décembre annonce pourtant pour le même samedi

la première de Flambez finances, aux Bouffes-du-Nord.

Ah !!! (Sur l’incendie du ministère des finances, je vous renvoie par exemple à l’article sur Victorine Violon, et sur l’expression « Flambez finances » à cet autre). Les programmes annoncent toujours Lucrèce Borgia à la fin de décembre, mais Maxime Lisbonne obtient un grand succès dans sa revue de fin d’année qu’il a donc bien dû faire jouer ! En janvier 1883, il interprète, « avec un réel talent », le rôle de Stanislas dans le Roman d’une fleuriste de La Chapelle, il y a un Fanfan la Tulipe (sans Gérard Philipe…) en mars, et bientôt c’est Marie Tudor, après quoi, nous annonce Le Rappel du 1er avril, ce sera Hernani. Voici, sans autre commentaire, ce qu’en dit le journal Le Soir dans son édition du 5 avril :

Décidément le citoyen Lisbonne est le malin des malins ; il a réussi à obtenir de Victor Hugo, de laisser jouer Hernani aux Bouffes-du-Nord.
Voilà qui fait autant d’honneur au maître qu’à l’intelligence de M. Lisbonne.
Voici la lettre que Victor Hugo vient d’adresser à M. Lisbonne, lettre que ce dernier a eu soin de placer en tête de son affiche :

Citoyen directeur,
Lucrèce Borgia et Marie Tudor ont obtenu un succès d’interprétation par votre vaillante troupe des Bouffes-du-Nord, et je n’hésite pas un seul instant à vous accorder Hernani, avec mes vœux les plus chers pour la réussite de votre théâtre populaire.
Victor Hugo.

Voilà certes qui vaut mieux que de jouer les étonnantes élucubrations de Mme Louise Michel et consorts.

Un autre commentaire, du Clairon :

Au reçu de cette page, M. Lisbonne a commencé par danser en rond en poussant des cris inarticulés. Puis il a réuni la vaillante troupe des Bouffes du-Nord et lui a lu le glorieux manifeste au café du Théâtre. Il en a été pour treize bocks.
La vaillante troupe fut un peu inquiète de cette prodigalité extraordinaire. Leur directeur leur semblait un peu exalté.

Hélas, Le Rappel l’écrit, avec une discrétion qui lui fait honneur, dans son numéro du 10 avril, cette lettre est un faux !

Le 1er mai, les Bouffes du Nord sont passées à L’Assommoir. Et pas, comme le dit Marcel Cerf, à Germinal, qui n’est pas encore écrit, en tout cas pas encore publié. Le 15 mai, c’est Marat, qui certainement tient à cœur au directeur. Quelques jours plus tard, à peine moins de cent ans avant La Tragédie de Carmen, le théâtre se met à l’opéra… et donne Le Trouvère, avec un succès nettement plus mitigé. Et le 15 juin, Le Gaulois est très heureux d’annoncer que le théâtre est à louer…

D’autres aventures attendent son directeur.

*

La photographie des Bouffes du Nord date de 1901, elle a été faite par Albert Brichaut, je l’ai trouvée au musée Carnavalet.

Livre cité

Cerf (Marcel), Le d’Artagnan de la Commune : le colonel Maxime Lisbonne, Éditions du Panorama (1967).