Nous reprenons le fil des souvenirs de Maxime Lisbonne.

À la deuxième [il a été question de la première réunion du Comité central dans l’article précédent de cette série], le lendemain [donc le 14 mars], il manquait Ranvier, nous connaissions son état maladif, mais pas assez dangereux pour qu’il ne se présentât point.
Nous l’envoyâmes chercher, il refusa prétextant une indisposition, mais les délégués qui le connaissaient particulièrement avaient appris de lui, qu’outre sa maladie, un motif des plus graves l’empêchait de se réunir à nous. Nous persistâmes et les délégués étant retournés près de lui, il se rendit à leurs instances.
Je n’oublierai jamais les paroles qu’il prononça, les voici presque textuelles:

Citoyens, oui je suis malade, mais je me suis toujours fait violence, et malgré les conseils de mon médecin et d’un grand nombre de nos amis, j’ai toujours refusé d’abandonner la lutte. Ne croyez donc pas aujourd’hui que mon indisposition soit le seul motif qui m’ait empêché de venir prendre plus tôt ma place parmi vous.

Il y a dans le Comité deux hommes qui ont été compromis dans le procès de la Renaissance [Le procès du café La Renaissance a eu lieu, en janvier 1867, contre des supposés membres d’une société secrète (blanquistes) qui se réunissaient dans ce café du boulevard Saint-Michel. Les accusations d’espionnage et de trahison ont refleuri, en bien pire, au temps de la déportation et de la proscription.]. Leur conduite a été soupçonnée d’intelligence avec la police impériale et rien jusqu’à ce jour n’est venu détruire ce soupçon. En conséquence, je ne siègerai jamais dans une réunion dont ils feront partie.

Ranvier se retira ensuite et voici la décision qui fut prise envers Chouteau et Ferrat qu’il nous avait désignés. [Dans la lettre à Humbert qui accompagnait l’envoi de son manuscrit, Maxime Lisbonne lui suggérait de supprimer les noms de Chouteau et Ferrat, que lui-même a donc choisi de conserver.]

Attendu que dans l’intérêt du Comité central et du but qu’il est appelé à poursuivre, il ne serait ni prudent ni politique de faire une enquête publique sur la déclaration du citoyen Ranvier concernant les citoyens dénoncés par lui; qu’il en pouvait résulter des conséquences fort graves, capables de porter atteinte à notre composition et par contrecoup de nous causer du discrédit. (Une enquête privée sera faite par trois membres du Comité.

En effet, Chouteau a été constamment maintenu à l’écart de tout service, qui aurait exigé une certaine confiance. Je me rappelle qu’il fut chargé des écuries du Ministère de la guerre et quelques jours avant l’entrée des Versaillais je le vis encore sur la place Beauvau montant un superbe cheval blanc.

Quant à Ferrat, chef du 80e bataillon, il est venu pendant quelques jours à Issy. Il y était major de place et habitait le séminaire. À la suite d’une altercation avec Cluseret, il rentra dans Paris.

Le résultat de l’enquête dirigée contre eux n’a jamais été connu. J’en ai parlé depuis à des citoyens du Comité et à d’autres dans lesquels je pouvais avoir pleine confiance, les renseignements que j’ai recueillis m’ont convaincu que le citoyen Ranvier était complètement dans la vérité [Paul Ferrat, comme membre du Comité central, a été jugé au « procès des membres de la Commune » (voir au besoin cet article et les suivants) et condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Il y avait eu quelques discussions à son sujet pendant des réunions du Comité central (voir le troisième volume de l’Enquête parlementaire).].

Le 16 mars, après avoir été avertis que probablement notre lieu de réunion serait cerné et que nous étions menacés d’arrestation, on se mit en quête d’un nouveau local. Mortier faisait des démarches pour obtenir l’école de la rue Basfroi. D’un autre côté, on avait décidé de se transporter à la rue des Rosiers [cette rue des Rosiers se trouvait à Montmartre]; et comme il était urgent de quitter la Corderie, on s’y donna rendez-vous pour le soir.

À neuf heures j’arrivai en compagnie de Géresme et de Fougeret, Assi, Bergeret, Prud’homme et Maljournal vinrent ensuite. Il y avait encore quelques membres dont les noms ne sont pas présents à ma mémoire.

Nous étions installés dans la maison de la rue des Rosiers qui devint célèbre au 18 mars [c’est là que, ce jour-là, furent détenus et exécutés les généraux Lecomte et Clément Thomas]. Elle était gardée par une compagnie de fédérés, c’était le capitaine Aldenool qui la commandait, un vieux camarade d’Afrique, un vieux zouave criblé de blessures, retraité et décoré de la médaille militaire. (Ne pas confondre avec son frère alors chef de bataillon qui était un mouchard patenté.)

Nous eûmes de la peine à trouver une chaise et une table. Les autres membres du Comité n’arrivaient pas. Quelle raison pouvait les empêcher de se rendre rue des Rosiers? Étaient-ils arrêtés? Enfin nous les attendions lorsque cers minuit nous apprîmes qu’une partie du Comité était restée quand même à la Corderie.

Le lendemain, nous nous réunîmes rue Basfroi, et il fut décidé que le siège du Comité y serait désormais fixé.

C’est par suite de circonstances que nous ne siégeâmes pas rue des Rosiers le 18 mars au matin. Quel eût été le sort de MM. Lecomte et Clément Thomas? C’est une question qui serait difficile à résoudre.

Je crois qu’il nous eût été impossible de les arracher aux vengeances d’une foule ivre de colère. Tout ce que nous eussions pu faire eût été peut-être d’établir une cour martiale et cela n’eût, sans doute, pas sauvé leur vie.

Lecomte avait reçu l’ordre de s’emparer des canons de Montmartre, il remplissait son devoir en obéissant à cet ordre. Mais il agit en prétorien en commandant le feu sur une foule de vieillards, de femmes et d’enfants.

Qu’au point de vue de la discipline militaire, sa conduite fût ce qu’elle devait être, je veux bien l’admettre un instant, mais l’acte cruel qu’il commit ensuite suffit à expliquer les fureurs dont il fut victime.

Clément Thomas, en 1848, commanda le feu contre la garde nationale qui soutenait la Révolution; il se fit l’auxiliaire de ceux qui conserveront dans l’histoire le surnom de bouchers de Cavaignac [en juin 1848, même si certains de ses membres se sont mis du côté des insurgés, la garde nationale combattait l’insurrection, il est probable que Maxime Lisbonne commet cette erreur parce qu’il ne peut pas croire que son père a sans doute été un de ces bouchers (voir ci-dessus l’article 3)]. Ce sont de ces crimes dont le peuple se souvient à son heure, et dont l’expiation se comprend d’autant plus facilement qu’il se préparait à en commettre un semblable le 18 mars 1871.

(À suivre)

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J’ai utilisé plusieurs fois le portrait de Gabriel Ranvier que l’on voit ici.

Livre cité

Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, Versailles, Cerf (1872).