Le mois de mai 1885 a été assez chargé pour les militants ouvriers et la police.

Avant mai, il y avait eu, le 16 février, l’enterrement de Jules Vallès (pour lequel je renvoie à l’article sur le livre d’Éloi Valat).

Quelques poètes, encore dans cet article.

Inévitablement Victor Hugo. Il est très populaire, même si ça fait grincer quelques dents chez les héritiers des communards — il a été le plus souvent du mauvais côté et surtout en juin 1848, il a été trop neutre en 1871, il est bourgeois, sent le christianisme et le paternalisme à plein nez, il gagne de l’argent grâce aux misérables (avec ou sans majuscule), mais il a réclamé l’amnistie avec force et on aime ce qu’il écrit. Il meurt en mai 1885 et c’est encore une erreur, un mauvais choix de date. Regardez tout ce qui se passe entre le 22 et le 26 mai:

  • vendredi 22, mort de Victor Hugo,
  • samedi 23, morts de Charles Amouroux et de Frédéric Cournet, deux membres de la Commune,
  • dimanche 24, manifestation au « Champ des fédérés ». La police charge les manifestants pour les empêcher de déployer leurs drapeaux (rouges et noirs), ceux-ci ripostent en lançant des pierres. Parmi les nombreux blessés, deux le sont grièvement (et l’un d’eux est un policier),
  • lundi 25, obsèques de Cournet au Père Lachaise,
  • mardi 26, obsèques d’Amouroux au Père Lachaise…

La famille Hugo a un caveau au Père Lachaise. Souvenez-vous de l’enterrement de Charles Hugo le 18 mars 1871.

C’est au Panthéon que la dépouille du grand poète national est amenée le 1er juin. Il y a des tas de bonnes raisons pour ce choix de lieu. Et une mauvaise, qui a peut-être joué aussi: éviter une nouvelle manifestation près du mur.

Ce n’est pas la panthéonisation qui nous intéresse, mais le « champ des Fédérés ». Voici ce que dit Le Temps du 25 mai 1885 (le journal est daté du lendemain, ce numéro paraît avant la manifestation).

C’est aujourd’hui que les Fédérés célèbrent au Père Lachaise l’anniversaire des derniers jours de la Commune.

L’emplacement de la tombe des fédérés, située, on le sait, à l’angle sud du mur qui longe la rue de Bagnolet, était resté jusqu’ici dans un état de complet délabrement. Il a été, ces derniers temps, l’objet de quelques soins de la part de l’administration.

Une allée large de sept mètres conduit au pied du mur le long duquel court une plate-bande d’arbustes et de fleurs soigneusement entretenus: rosiers, pensées, etc. Les broussailles qui jonchaient le sol ont fait place à un gazon fraîchement coupé et très vivace. Le contraste avec l’état désolé des allées avoisinantes est frappant.

Mais j’ai annoncé des poètes. Il y a d’autres poètes que Victor Hugo et qui vont contribuer à la sacralisation du « Mur ».

En mai 1886, Eugène Pottier écrit et dédie un poème, « Le Mur voilé », à la journaliste Séverine, collaboratrice et amie de Jules Vallès, maintenant directrice du Cri du peuple.

Ton histoire, Bourgeoisie,
Est écrite sur ce mur.
Ce n’est pas un texte obscur.
Ta féroce hypocrisie
Est écrite sur ce mur!

Le voici, ce mur de Charonne,
Ce charnier des vaincus de Mai;
Tous les ans, Paris désarmé
Y vient déposer sa couronne.
Là, les travailleurs dépouillés
Peuvent énumérer tes crimes
Devant le trou des anonymes
devant le champ des fusillés!

Par Thiers et sa hideuse clique
Ce mur fut tigré de sang.
Le massacre en l’éclaboussant,
En fit une page historique.
Tu ranges devant ce coin noir
Où rejaillirent les cervelles,
Un rideau de tombes nouvelles;
Crois-tu masquer ton abattoir?

Drapés dans leur linceul de marbre,
Tes sépulcres fleuris d’orgueil,
Insultent nos haillons de deuil,
Sur ce sol sans herbe et sans arbre!
Formant un contraste moqueur
Blanches, de perles scintillées,
Tes tombes sont là, maquillées;
La mort y fait la bouche en cœur!

Eh, quoi! N’es-tu pas assouvie,
Toi qui lampas leur sang vermeil!
Aux morts tu voles le soleil
Tout comme s’ils étaient en vie!
Toi qui bâtis sur nos douleurs
Tes palais et ta grandeur fausse
Vas-tu jalouser à leur fosse
Un peu de lumière et de fleurs?

Parmi la classe travailleuse
Combien femmes, enfants, vieillards,
Livrés à tes patrons pillards
Qui regrettent la mitrailleuse?
Lequel vaut mieux courber le dos
Dans l’esclavage où l’on s’agite
Sans dignité, sans pain, sans gîte,
Ou reposer ici ses os?

Mais l’indignation s’élève
Le peuple n’est plus aveuglé
Il sait qu’au pied du mur voilé
Tu voudrais enterrer la grève
Un frisson nous court sous la peau
La foule qui sent sa détresse
Bientôt, Commune vengeresse,
Prendra ton linceul pour drapeau!

Ton histoire, Bourgeoisie,
Est écrite sur ce mur.
Ce n’est pas un texte obscur.
Ta féroce hypocrisie
Est écrite sur ce mur!

En 1887, un autre poète, Jules Jouy, confirme que le mur est bien devenu le symbole des morts et de la Commune. Le poème porte le titre « Le Mur ». Je n’en cite que la première strophe.

Tout au fond du grand cimetière
Défunts par les vers dépouillés
Sous les herbes, vertes litières
Dorment les anciens fusillés
Cachant les trous de la mitraille
Couronnes et drapeaux, serrés
Ornent la sinistre muraille
Dernier abri des fédérés
Tombe sans croix et sans chapelle
Sans lys d’or, sans vitraux d’azur,
Quand le peuple en parle il l’appelle
Le Mur.

Eugène Pottier meurt le 6 novembre 1897. Il est enterré au Père Lachaise.

Et maintenant, un peu d’action, pour finir!

27 mai 1888. Les manifestations au Père Lachaise commencent le matin

  • à 9 heures et demie, c’est Le Cri du peuple,
  • à 10 heures, ce sont les verriers de la Seine,
  • à 10 heures et demie, le cortège du Parti ouvrier. Il y a trois ou quatre mille personnes, qui ont attendu d’être à l’intérieur du cimetière pour déployer leurs drapeaux rouges (conformément aux règlements de police), il y a des couronnes, il y a des discours, des déclarations antiboulangistes,

le tout dans le calme (je m’inspire du compte rendu de La Justice du lendemain).

L’après-midi, l’ambiance est plus fiévreuse.

Louise Michel est là, avec des amis et des drapeaux rouges, des délégations anarchistes et des drapeaux noirs. Quelques anarchistes montent sur le mur. Louise Michel prononce son discours malgré un grand tumulte. Arrivent des blanquistes avec une couronne. Mais voilà, on s’aperçoit alors qu’il y a sur le mur une couronne de L’Intransigeant — journal de Rochefort devenu boulangiste.

Boulangistes et anarchistes échangent force horions. Le citoyen Lucas, qui est sur le mur, tire un coup de revolver et de ses trois balles blesse un employé d’Eudes et un vieillard, puis saute de l’autre côté, alors qu’un de ses amis est redescendu de son perchoir par la foule qui veut le lyncher…

Les fédérés morts ont désormais un symbole, le Mur. À quels vivants appartient-il? La question est déjà posée.

*

La gravure reproduite en couverture représente cette scène de 1888. Elle a été exécutée d’après un dessin de Louis Tinayre et elle est parue dans l’hebdomadaire Le Monde illustré le 2 juin 1888 sous (ou plutôt sur) le titre: « Paris. — Les démonstrations anarchistes au Père Lachaise devant la sépulture des Fédérés, le 27 mai ».

(à suivre)

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Livres utilisés et cités

Rebérioux (Madeleine)Le mur des Fédérés, Les lieux de Mémoire La République (dir. Pierre Nora), Gallimard (1984).

Tartakowsky (Danielle)Nous irons chanter sur vos tombes Le Père-Lachaise XIXe-XXe siècle, Collection historique Aubier (1999).

Pottier (Eugène)Chants révolutionnaires, Au bureau du Comité Pottier (s.d.).

Brécy (Robert), La Chanson de la Commune, Éditions ouvrières (1991).