Ce pourrait être l’histoire d’une femme qui, devant le Mur, dit à son gamin:

Ôte ton chapeau, regarde et souviens-toi.

Il n’y a pas de date pour cette histoire, qui s’est reproduite de nombreuses fois.

Ce pourrait être aussi une histoire d’exécuteurs  testamentaires. En 1884, ceux de Charles Delescluze avaient demandé à faire inscrire

Membre de la Commune

sur sa tombe, ce qui leur fut refusé. C’est à nouveau le cas pour Frédéric Cournet en 1892. Puis pour d’autres. Ce refus est qualifié par Édouard Vaillant de provocation, d’

injures de nature à porter la guerre civile jusque dans les cimetières.

Plus tard, en 1901, un autre élu socialiste fera remarquer que,

partisan ou adversaire de la Commune, on ne peut faire en sorte qu’elle n’ait pas existé.

Ce pourrait encore être l’histoire de Charles Longuet qui déclare, en 1889 (il est alors conseiller radical-socialiste du quartier de la Roquette),

Le terrain des Fédérés, par l’aspect désolé qu’il offre aujourd’hui, est bien plus dangereux que pourrait l’être n’importe quel monument. Sa seule vue nourrit la haine dans l’âme des vaincus.

Ou alors l’histoire du déjà traditionnel défilé au Mur des fédérés, le dimanche 24 mai 1891 à 13 heures 30, avec ses discours, prononcés par Jean-Baptiste Dumay, Édouard Vaillant et Jean Allemane, si j’en crois Le Temps.

En changeant un peu de sources,

On ne parle pas de discours tenu par vous ou Guesde,

écrit Engels à Paul Lafargue, lui reprochant de s’être mis, à Paris, dans une hopeless minority.

Les divergences et tensions entre ceux qui se pensent héritiers de la Commune sont grandes et ce pourrait être le sujet de cet article.

Et de bien d’autres. Jusqu’à nos jours peut-être…

Je ne suis pas sûre que ce soit le plus intéressant pour parler aujourd’hui du « Mur ».

Alors non.

Revenons à Engels, qui écrit, en 1891, dans son introduction à une édition de La Guerre civile en France,

Le « Mur des Fédérés » existe encore aujourd’hui, au cimetière du Père Lachaise, là où le dernier massacre s’accomplit, témoin à la fois muet et éloquent de la barbarie dont la bourgeoisie est capable dès que le prolétariat ose revendiquer ses droits.

(J’ai choisi la traduction d’Édouard Berth, celle qui figure dans l’édition d’Amédée Dunois de la traduction de Charles Longuet de La Guerre civile en France — voilà une belle suite de compléments de noms…). Ce qui montre que, vingt ans après, le Mur existait en tant que symbole, j’allais écrire « existait déjà » mais Engels dit « existe encore » (il est évidemment idiot, comme le fait Jean Braire dans un joli livre, de présenter cette citation comme un extrait de La Guerre civile en France, puisque ce texte de Marx date de… mai 1871 — mais… que ceux qui n’ont jamais écrit d’âneries lui jettent la première pierre).

Mais ce n’est pas ici l’histoire des traductions de La Guerre civile en France.

C’est l’histoire d’un préfet de police. Il s’appelle Louis Lépine. Son nom est connu aujourd’hui parce qu’il a créé un concours d’inventions (par exemple, en 2014, un des prix de ce concours a été attribué pour un dispositif anti-enroulement des drapeaux autour de leur hampe). Il a lui-même inventé

  • le bâton blanc,
  • le sifflet des agents de police,

passons sur la police « scientifique » et le rôle qu’elle joua pendant cette période,

  • et surtout un concept, celui des « petits paquets ».

Sous son « règne » (de 1893 à 1913), on entre au Père Lachaise par paquets de cinquante personnes et on laisse obligatoirement cent mètres entre deux paquets. Il y a d’autres règles (l’enroulement des drapeaux en dehors du cimetière, notamment), mais ce n’est pas le sujet de cette histoire. Elle se déroule en un temps où personne n’avait inventé, ni le concept de correction politique, ni les moyens de diffusion ultra-rapides de tel ou tel dérapage verbal. On pouvait par exemple traiter un ennemi politique pas très grand d’ « avorton », comme chacun l’avait fait pour Thiers. Essayez donc, à propos d’un homme politique de notre siècle, d’écrire qu’il porte des talonnettes.

Lépine a donc suscité, au fil des manifestations au Mur, une grande quantité d’injures.

Je vais dépasser les dates choisies pour cet article et dresser une petite liste de celles-ci, toutes relevées dans L’Humanité, quotidien fondé seulement en 1904. Lépine est « l’illustre général Tom Pouce », « l’avorton de la Tour pointue »; il était présent personnellement à l’entrée du cimetière, peut-être un peu énervé, avec sa « barbiche trépidante », on le traite donc d’ « éthéromane en fureur »; il n’est sans doute pas très poli avec les manifestants, ce « malotru » (« Un malotru » est même le titre d’un des articles consacrés à la manifestation en 1910); une année plus calme on note qu’il « a reçu des ordres de modérer la frénésie de répression qui le torture », une autre que « la consigne policière est si sotte qu’on voit bien qu’elle a été donnée par Lépine lui-même »; « Pends-toi, Lépine », ajoute-t-on. En 1914, alors qu’il n’est plus préfet de police, on pense quand même à lui, commentant: « M. Lépine n’étant pas là, l’ordre ne fut pas troublé ».

Corollairement, c’est l’histoire d’un officier de police du vingtième arrondissement. Elle commence très mal, parce que l’orthographe de son nom n’est pas claire, Reisz ou Reiss? Disons Reisz, pour pouvoir la raconter. Pendant que le préfet de police Lépine s’occupe de ses petits paquets à l’entrée du cimetière, Reisz se tient près du mur et empêche les discours: Vaillant commence un discours, Reisz crie « Pas de discours! », Camélinat crie « Vive la Commune », etc. Ce flic est brocardé dans L’Humanité comme son supérieur. Il est « l’officier de paix à la tête de dogue enflée », sa « face apoplectique — la trogne torve et lippue — inspire aux moins avertis le minimum de confiance », il est « grand, gros, apoplectique » et c’est « réjouissant de le voir rougir ». On le caricature, « l’officier de paix incorrect du 20e arrondissement accompagné d’un mouchard qui est peut-être un larbin: il lui porte sa pèlerine » du texte est représenté avec « sa fidèle bourrique », un des Dupondt sans aucun doute (voyez le dessin), en une et en 1912 (voir le numéro de L’Humanité ici).

L'Humanité, 27 mai 1912
L’Humanité, 27 mai 1912

Il faut avouer une certaine tendresse pour ce personnage haut en couleurs (après tout, le rouge…). En 1919, on en parlera encore comme de « l’officier de paix épileptique des manifestations d’antan » — mais où sont les poulets d’antan?

Mais nous étions en 1893. Et ces messieurs dirigeaient les brutalités policières.

C’est l’année suivante, en 1894, que Théophile Steinlen (auteur de deux œuvres déjà apparues sur ce site) réalise la lithographie « Au mur des Fédérés ». Elle est publiée par Le Chambard socialiste le 6 juin 1894 avec la légende: « Au mur des fédérés — Il faut des régiments pour garder ces morts-là ». Je l’ai copiée sur le site consacré aux œuvres de Steinlen pour en faire la couverture de cet article.

(à suivre)

Livres cités

Engels (Friedrich) et Lafargue (Paul et Laura), Correspondance (3 volumes), Éditions sociales (1956-1959).

Marx (Karl)La Guerre civile en France (La Commune de Paris), traduction de Charles Longuet, présenté par Amédée Dunois, Librairie de L’Humanité (1925).

Braire (Jean)Sur les traces des communards, Paris, Les Amis de la Commune (1988).

Rebérioux (Madeleine)Le mur des Fédérés, Les lieux de Mémoire La République (dir. Pierre Nora), Gallimard (1984).

Tartakowsky (Danielle)Nous irons chanter sur vos tombes Le Père-Lachaise XIXe-XXe siècle, Collection historique Aubier (1999).