Cet article est consacré à Eugène Pottier (1816-1887), membre de la Commune, poète, dont le 4 octobre prochain sera le bicentenaire de la naissance.  

Il a plusieurs fois été question de poètes sur ce site (ici, par exemple). Des poèmes de Pottier ont déjà été cités ici ou  (ou encore là).

En voici trois autres, présentés et cités par Jules Vallès. L’article qui suit est peut-être le premier article de journal publié par Vallès après son retour d’exil.

Il est paru dans Le Citoyen de Paris le 1er mars 1881.

Il a été republié

  • sous un titre modifié, dans une version un peu réécrite, et avec un seul des poèmes, le 14 décembre 1934 par l’hebdomadaire Spartacus,
  • puis dans le texte de Vallès (à une erreur de lecture près) et avec tous les poèmes — mais seulement des extraits — en 1953 par Lucien Scheler dans un recueil d’articles dans les Œuvres de Vallès,
  • enfin dans l’édition Pléiade des Œuvres de Vallès — avec les mêmes coupures et la même erreur de lecture
  • et je n’en sais pas plus. 

L’article, avec les trois poèmes, est long. Il occupe presque toute la une du quotidien Le Citoyen de Paris. Je peux comprendre qu’on ait envie de le couper. Mais pas qu’on ne le signale pas.

En voici la version intégrale, avec le texte de Vallès et les poèmes de Pottier tels que Vallès les cite (la version originale du Citoyen de Paris en 1881, sauf erreur de lecture — encore un microfilm difficile à lire — ou faute de frappe de ma part). Le texte en noir est de Vallès (et de Pottier).

J’ajoute que, dans son livre, Pottier a dédié ces trois poèmes (dans l’ordre)

  • à Léon Cladel,
  • à mon ami Élie May,
  • à Victor Meunier, auteur des Clameurs du pavé.

Quant à moi, je dédie cet article à mon ami Yves C

*

La poésie populaire

Au moment où j’écris ces lignes, la foule se presse autour de l’Arc de Triomphe pour saluer Hugo comme les soldat saluaient Napoléon. On jette des lauriers et les tambours battent aux champs.

Moi qui suis contre toutes les apothéoses, quelque admiration que je puisse avoir pour ceux qu’on mène au Capitole, je relisais les Châtiments au coin du feu, dans la solitude et le silence, quand un vieux camarade est entré, un camarade des grands jours: il était du temps de la Commune! Il a été exilé, comme le fut Hugo. Comme Hugo, il est poète aussi, mais poète inconnu, perdu dans l’ombre.

Tandis que là-bas les couronnes s’amoncèlent et que les fanfares crèvent le ciel, je veux présenter aux lecteurs les vers de ce vaincu obscur.

Ils ne frappent pas sur le bouclier d’Austerlitz ou sur le poitrail de fer des cuirassiers de Waterloo; ils ne s’envolent pas d’un coup d’aile sur la montagne où Olympio rêve et gémit. Ils ne se perchent ni sur la crinière des casques ni sur la crête des nuées; ils restent dans la rue, la rue pauvre…

Mais je ne sais pas si quelques-uns des cris que pousse du coin de la borne ce poète du peuple n’ont pas une éloquence aussi poignante et  même ne donnent pas une émotion davantage humaine que les plus admirables pièces d’Hugo.

Certes il n’y a pas à comparer ce soldat du centre au tambour-major de l’épopée; mais, en bataille, un petit fantassin qui, caché dans les herbes, tire juste, vaut mieux qu’un géant à plumet qui tire trop haut.

C’est le cas de M. Hugo, qui s’est attardé sur les sommets.

Eh bien! La France nouvelle, les générations qui arrivent, le peuple qui monte, demandent une autre poésie romantique, avec sa manie d’idéal, comme on demande un autre théâtre et un autre roman.

Par la largeur même de son génie, Hugo est trop au-dessus des foules pour pouvoir parler à tous les coins de leur cœur!

Il faut la voix d’un frère de travail et de misère!

Celui dont je parle a travaillé et souffert: c’est pourquoi il a su peindre avec une déchirante simplicité la vie de labeur et de souffrance.

Quand on hait la guerre, quand le métier de soldat fait horreur, quand on ne croit ni à Dieu ni à l’âme, on salue le génie immense d’Hugo qui a su dorer toute cette rouille et tenir ces traditions et ces idées au-dessus de l’égout des gémonies, dans le manteau de sa gloire. Mais c’est d’un autre côté maintenant qu’il faut tourner ses regards et son cœur! — du côté de la grande armée anonyme que le capital accule dans la misère et la mort.

Laissez là les porteurs de cuirasses et les traîneurs de tonnerre. On a assez léché leurs éperons! Parlons de l’atelier et non de la caserne, ne flattons pas la croupe encore fumante des canons; mais escortons de nos cris de pitié et de révolte ceux que la machine mutile, affame, écrase! — ceux qui ne peuvent plus trouver à gagner leur pain: parce que leur métier est perdu, ou parce qu’on les trouve trop vieux quand ils demandent comme une aumône le droit de se tuer à travailler!

Eugène Pottier — c’est le nom de mon poète — a chanté ces douleurs, plus émouvantes que celles de Sainte-Hélène, et a fait, avec les sanglots d’un misérable, un drame moins éclatant mais plus vrai que Lucrèce Borgia!

Le chômage

Mon patron n’a plus d’ouvrage
Et nous n’avons plus de bois
C’est l’hiver, c’est le chômage
Toutes les morts à la fois!

Pas un pouce de besogne.
Il neige: le ciel est gris;
A chaque atelier je cogne,
J’ai déjà fait tout Paris.
Plus de crédit, rien à vendre
Et le loyer sur les bras.
Partout on me dit d’attendre
Et la faim qui n’attend pas!

Mon patron n’a plus d’ouvrage, etc.

Des riches (Dieu leur pardonne!)
M’ont dit souvent: Mon ami
Il faut, quand l’ouvrage donne
Faire comme la fourmi!
Epargner? Mais c’est à peine
Si l’on gagne pour manger:
Quand on touche sa quinzaine
On la doit au boulanger.

Mon patron n’a plus d’ouvrage, etc.

Combien chargés de famille
Qui boivent pour s’étourdir!
Mon aînée est une fille,
J’ai peur de la voir grandir.
Dieu veuille qu’elle se tienne,
Car à seize ans, pour un bal,
Pour une robe d’indienne,
Une enfant peut tourner mal.

Mon patron n’a plus d’ouvrage, etc.

L’autre hiver, mon cœur en crève,
J’ai perdu le tout petit;
C’est rare qu’on les élève
Quand la mère a tant pâti.
Avant peu, je dois le craindre,
Nos deux jumeaux le suivront…
Après tout les plus à plaindre
Ne sont pas ceux qui s’en vont!

Mon patron n’a plus d’ouvrage, etc.

La nuit est dure aux mansardes;
Pas de soupers réchauffants;
La mère en vain de ses hardes
Couvre le lit des enfants.
Les petites créatures
Hier ont bien grelotté.
Dire que nos couvertures
Sont au Mont-de-piété!

Mon patron n’a plus d’ouvrage, etc.

Je ne veux plus, quand je marche,
Le soir, passer sous le pont,
A l’eau qui gémit sous l’arche,
Quelque chose en moi répond:
Dans ton gouffre noir, vieux fleuve,
Est-ce l’homme que tu plains?
Avec tes soupirs de veuve
Et tes sanglots d’orphelins?

Mon patron n’a plus d’ouvrage
Et nous n’avons plus de bois
C’est l’hiver, c’est le chômage
Toutes les morts à la fois!

Écoutez maintenant la plainte du Job en blouse!

Jean Misère

Décharné, de haillons vêtu,
Fou de fièvre, au coin d’une impasse,
Jean Misère s’est abattu.
« Douleur, dit-il, n’es-tu pas lasse? »
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Pas un astre et pas un ami!
La place est déserte et perdue.
S’il faisait sec, j’aurais dormi,
Il pleut de la neige fondue.
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Est-ce la fin, mon vieux pavé?
Tu vois: ni gîte, ni pitance,
Ah! La poche au fiel a crevé;
Je voudrais vomir l’existence.
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Je fus bon ouvrier tailleur.
Vieux, que suis-je? une loque immonde.
C’est l’histoire du travailleur,
Depuis que notre monde est monde
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Maigre salaire et nul repos,
Il faut qu’on s’y fasse ou qu’on crève,
Bonnets carrés et chassepots,
Ne se mettent jamais en grève.
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Malheur! Ils nous font la leçon,
Ils prêchent l’ordre et la famille;
Leur guerre a tué mon garçon,
Leur luxe a débauché ma fille!
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Un jour, le Ciel s’est déchaîné,
Le soleil a lui dans mon bouge;
J’ai pris l’arme d’un fédéré
Et j’ai suivi le drapeau rouge.
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Mais, par mille, on nous coucha bas;
C’était sinistre au clair de lune;
Quand on m’a retiré du tas,
J’ai crié: Vive la Commune!
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Adieu, martyrs de Satory,
Adieu, nos châteaux en Espagne!
Ah! mourons!… Ce monde est pourri;
On en sort comme on sort d’un bagne
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

A la morgue on coucha son corps,
Et, tous les jours, dalles de pierre,
Vous étalez de nouveaux morts:
Les Otages de la misère.
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

C’est terne et sombre, diront les assoiffés de phrases, les gourmands de couleur; mais c’est sombre et terne comme la vie des travailleurs! Nous vous la mettrons sous le nez, cette misère, pour que vous respiriez son horreur, jusqu’à ce que vous ayez honte ou jusqu’à ce que vous ayez peur!

Pottier, mon vieux camarade, tu es le Tyrtée d’une bataille sans éclairs, qui se livre entre des murs d’usine calcinés et noirs, ou entre les cloisons de maisons de pauvres, où le plomb à ordures tue autant que le plomb à fusil!

Reste le poète de ce monde qui ne fait pas de tirades et se drape dans des guenilles pour tout de bon, et tu auras ouvert à la poésie un champ nouveau et à la misère murée un horizon!

C’est beau, ton Jean Misère et ton Chômage!

Et cette pièce qui fut publiée dans la Rue, ressuscitée et remorte pendant mon exil!… On ne put pas mettre ton nom parce que tu étais condamné à mort!

Et le Fils de la fange:

Le fils de la fange

Elle traîne à demi rongée
Sa vieillesse de dix-sept ans;
Sa robe de haillons frangée,
Ses bas troués, ses seins pendants.
Du tapis franc, c’est la femelle.
Eh quoi! Cette éponge à vin bleu,
Cette fille, cette femelle,
Elle est enceinte! ah! nom de Dieu!

Pauvre petit être
Que rien ne défend,
Eh! quoi, tu vas naître
Comme un autre enfant?

Ta mère, inscrite à la police,
Lasse de sa maternité,
Va mettre bas dans un Hospice
Ta jeune âme et ton sang gâté.
Tu ne sauras rien de ton père:
Le vice en rut, le hasard gris,
Un soir, ont payé pour te faire,
Quelques sous pleins de vert-de-gris.

Pauvre petit être, etc.

Maraudant l’ordure à la halle,
Et t’abrutissant par l’alcool,
Tu seras l’enfant de la balle,
Du vagabondage et du vol.
On t’ouvrira le séminaire
De l’escarpe et du chourineur:
Des élèves de Lacenaire
T’enseigneront les points d’honneur.

Pauvre petit être, etc.

Au crime tout te prédestine.
Frère! Les mains rouges de sang,
Si tu meurs sur la guillotine,
Nul ne s’en peut croire innocent.
Tu vas où ton milieu te pousse,
Fils de la Fange, sang gâté,
Ah! qu’au moins ta vie éclabousse
Le front de la société!

Pauvre petit être
Que rien ne défend,
Eh! quoi, tu vas naître
Comme un autre enfant?

Voilà la poésie populaire nouvelle!

Elle est là, sous la casquette du vagabond qui finira au bagne, ou sous la coiffe honnête de la mère qui n’a plus de lait pour nourrir ses petits! Crime et misère se coudoient dans la fatalité sociale! Crie cela aux heureux, — et jette comme des cartouches tes vers simples et désolés dans la blouse de ceux qui, las de voir l’injustice et le supplice, sont gens à se révolter, car ils ont besoin qu’on les encourage et méritent qu’on les salue pendant qu’ils combattent et avant qu’ils meurent!

Jules Vallès

 *

Les spécialistes auront remarqué que « Jean Misère » n’est pas cité intégralement par Vallès. Voici la strophe manquante (placée entre la sixième et la septième) sans doute impubliable dans un quotidien de 1881:

De ces détrousseurs inhumains
L’Eglise bénit les sacoches;
Et leur bon Dieu nous tient les mains
Pendant qu’on fouille dans nos poches.
Ah! mais…
Ça ne finira donc jamais?…

Eugène Pottier, par Éloi Valat
Eugène Pottier, par Éloi Valat

Je remercie Yves C. pour tout, encore une fois, et plus spécifiquement ici pour m’avoir envoyé le journal Spartacus. Et je remercie Éloi Valat pour son art, son soutien et sa générosité. Aujourd’hui pour m’avoir confié le dessin original qui a servi au portrait rouge paru sur son blog sur médiapart et que j’ai aussi reproduit ici.

Livres utilisés et cités

Vallès (Jules)Le Cri du peuple, recueil d’articles, Éditeurs français réunis (1953), — Œuvres, volume 2, Pléiade, Gallimard (1989).

Pottier (Eugène)Chants révolutionnaires, Au bureau du Comité Pottier (s.d.).