Suite des histoires du « Mur ». Une avant-guerre — et une guerre.

La première fois que l’on put déployer les drapeaux rouges dans la rue, ce fut en 1911. On était encore « sous le règne » du préfet de police Lépine (dont l’histoire a été racontée dans un article précédent). Et c’était le quarantenaire de la Commune.

Quarante ans ont passé sur le mur glorieux et funèbre au long duquel la République bourgeoise crut noyer dans le sang d’une atroce tuerie les revendications ardentes mais confuses encore du prolétariat.

L’Humanité, 28 mai 1911

Ce qui n’empêche pas le journal de raconter les petites histoires que ses rédacteurs et ses lecteurs affectionnent. Avant de passer à une histoire plus lourde, en voici une.

C’est l’histoire, cette année-là, d’une dame du douzième arrondissement qui monte au mur avec des voisins et amis le 28 mai 1911. L’Humanité du lendemain le dit, la manifestation est « grandiose », il y a vingt mille personnes et, des champs de drapeaux rouges déployés dans la rue. Il y a bien quelques tentatives de sévices policiers contre Vaillant pendant son discours, mais vraiment c’est une belle manifestation. On y entend même l’harmonie du douzième, dans laquelle joue le mari de la dame, qui s’appelle Madame Desclos. Va savoir pourquoi, certainement encore une provocation policière, le mari, qui s’appelle Monsieur Desclos et qui a si bien joué, voilà qu’on l’arrête. Mais c’est lui qui a les clefs de la maison, de sorte que Madame Desclos ne peut pas rentrer chez elle. Grâce à quoi une discussion avec Lépine finit par aboutir à la libération du musicien. Monsieur et Madame Desclos rentrent chez eux — glorieusement: leur histoire sera en une de L’Humanité demain matin.

L’année 1913 est particulière: il n’y a pas de manifestation socialiste au Mur. Il y a pourtant, le dernier dimanche de mai (qui est le 25 mai) une immense manifestation socialiste. C’est pourtant aussi l’année ou paraît le Philémon de Lucien Descaves, qui finit de sacraliser le Mur. Une première citation

Un mur, ce n’est qu’un mur… mais par quoi cimenté! Si le canon y ouvrait une brèche, il saignerait encore!

Et une autre

Les murs de la rue des Rosiers, de la Roquette et de la rue Haxo, où deux généraux et une poignée d’otages s’étaient adossés pour mourir, ces murs pâlissent, oui, pâlissent auprès de celui du Père-La-Chaise, abondamment taché de rouge par la suprême hécatombe! Il en a mérité d’être appelé le Mur tout court. Il n’y a plus que lui. Il dépasse les autres de dix épaisseurs de cadavres.

Elle s’accompagne d’ailleurs d’une intéressante explication des progrès de l’incinération parmi les anciens communards:

Tous les anciens qui, maintenant, vont là-haut se faire incinérer, sont des traînards qui rejoignent… Mais la phalange au bivouac est déjà serrée dans un champ si étroit, qu’il n’y a plus de place pour les nouveaux venus. D’où la nécessité pour eux de monter au bûcher, afin de ne laisser qu’une pincée de cendres!

Le livre est paru en 1913, mais les obsèques de Philémon, auxquelles ces deux dernières citations se rapportent, ont eu lieu avant, et je suis supposée parler de la manifestation de 1913.

L’hommage aux morts de la Commune accompagnait cette année-là la protestation contre « les trois ans » (de service militaire). Il s’agissait bien d’un rassemblement pacifiste. Trop de monde prévu. Le Père Lachaise fut interdit et le rassemblement se déroula au Pré-Saint-Gervais. L’Humanité annonça cent cinquante mille personnes. Un camion servait de tribune. Les anciens communards Édouard Vaillant et Jean Allemane prononcèrent des allocutions. Mais surtout, Jaurès prononça un discours, dans lequel, même si ce n’était pas son sujet principal, il commença par glorifier les morts de la Commune:

J’aurais dans l’âme une tristesse si, de là-bas où ils sont couchés, les morts héroïques de la Commune ne nous entendaient pas.

Ils n’avaient pas lutté pour se ménager de grands honneurs, pour les joies du pouvoir, ils avaient combattu pour préparer un avenir de justice. Leur foi, leur ardeur doivent être un exemple, car c’est, cette fois, cette ardeur qui fait notre force et qui fera la force des générations nouvelles.

Je vous laisse vous débrouiller avec leur foi et cette fois. L’Humanité est sur Gallica. Et cette une contient la photo la plus célèbre de Jaurès, dont voici une version plus lisible.

Jaurès au Pré-Saint-gervais
Jaurès au Pré-Saint-Gervais

En 1914, avant la grande célébration de mai, il y eut, le 15 février, un hommage à Jules Vallès sur sa tombe au Père Lachaise. Lucien Descaves parla au nom des anciens combattants de la Commune, de sorte, dit-il, qu’il avait l’illusion glorieuse d’en avoir été (voir, pour changer, Le Rappel du 16 février). L’Association des anciens combattants avait intégré les amis en devenant « Association des anciens combattants et des amis de la Commune » — une idée de Séverine.

Le 24 mai 1914, il y eut une « grandiose manifestation au Père Lachaise », comme le titra (toujours) L’Humanité sur toute sa une.

Je note qu’au cours de cette manifestation, Pierre Renaudel, dirigeant de la SFIO, fit remarquer aux policiers que les anarchistes étaient des citoyens comme tout le monde et qu’ils pouvaient défiler devant le Mur.

La une de L’Humanité annonçait aussi que commençait, ce jour-là, en page 3, un nouveau feuilleton, La Débâcle d’Émile Zola. L’idée était sans doute de publier un roman consacré à la guerre (précédente). La publication de ce feuilleton s’interrompit le 2 août (1914), après la mort de Jaurès, le passage du journal de quatre à deux pages, avant la déclaration de guerre et la fin violemment anti-communarde du livre.

*

Et puis c’est la guerre. Après l’assassinat de Jaurès, tous les dirigeants socialistes (de toutes tendances) se rallient à l’union sacrée et se lancent dans le patriotisme à outrance. Il n’y a évidemment pas de manifestation au « Mur ». D’ailleurs Vaillant, député socialiste, lui-même rallié à l’Union sacrée meurt le 18 décembre 1915. Qui fera le discours devant le Mur?

Il y a quand même des délégations.

Le 23 mai 1915, une délégation socialiste est allée au Père Lachaise — le parti socialiste honore « ses » morts (les guillemets sont de moi), c’est toujours L’Humanité — le journal de Jaurès.

Avec toute la discrétion qui convient à la gravité tragique de l’heure, des délégations […] sont allées suspendre au Mur des fédérés l’hommage des sentiments sacrés qui ne peuvent connaître en nos cœurs les cendres de l’oubli.

Pas de manifestations ni de discours.

Pas de service d’ordre. […]

Une petite note positive?

Le 28 mai 1916 à 10 heures du matin, une délégation de la commission administrative permanente et une délégation de la Fédération de la Seine du parti socialiste apportèrent des couronnes au mur des Fédérés. La conservation du cimetière fit retirer la couronne apportée par la douzième section SFIO. Elle portait l’inscription:

Pour tuer la guerre étrangère, il n’y a guère que la guerre sociale. — Jules Guesde.

Et, pour finir, 1918.

L’Humanité du 27 mai 1918:

Seules sont opportunes les manifestations qui appellent à l’action commune pour défendre à la fois la république et la patrie, d’ailleurs la Commune fut dans ses origines un mouvement démocratique.

Tiens, un nouveau quotidien socialiste (il n’a qu’un mois et demi), Le Populaire, on lit dans son numéro du 28 mai (c’est un journal du soir):

L’anniversaire de la Semaine sanglante

La réunion de Saint-Denis

Les travailleurs de Saint-Denis ont commémoré avec l’éclat et la dignité qui convenaient l’anniversaire de la Semaine sanglante. […] [Les orateurs] ont salué la mémoire des martyrs tombés sous les balles versaillaises et tiré les enseignements socialistes du grand mouvement insurrectionnel de 1871.

Voilà qui est plus digne, en effet.

(à suivre)

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La couverture reproduit un portrait de Séverine (de son nom de naissance Caroline Rémy) (1855-1929), disciple et collaboratrice de Jules Vallès — et amie de la Commune, bien entendu.

Livres utilisés

Descaves (Lucien)Philémon, vieux de la vieille, Ollendorff (1913).

Rebérioux (Madeleine)Le mur des Fédérés, Les lieux de Mémoire La République (dir. Pierre Nora), Gallimard (1984).

Zola (Émile), La Débâcle, Hetzel (1892).