Suite des articles précédents

La guerre se termine, et les manifestations au Père Lachaise recommencent.

Quelques petites (ou moins petites) histoires.

La première manifestation a lieu le 25 mai 1919. Le gros titre du quotidien socialiste L’Humanité, le lendemain, est

Impressionnant défilé devant le « Mur »

Le Prolétariat magnifie la Commune et acclame la Révolution Russe

Car il y a eu la guerre… mais aussi la Révolution d’octobre 1917 en Russie. Inscrite, idéologiquement, dans l’héritage de la Commune — L’État et la révolution, de Lénine, à la suite de La Guerre civile en France, de Marx –, inscrite aussi, affectivement, dans cet héritage — au soixante-treizième jour de la Révolution, Lénine serait sorti danser sur la neige, dans sa joie d’avoir « tenu » un jour de plus que les communards, plus tard, son corps sera enveloppé dans un drapeau de la Commune (mais n’anticipons pas).

Mais c’est quand même bien une après-guerre. Et les amalgames ne manquent pas.

Voici l’histoire d’un de ces amalgames. C’est aussi l’histoire d’un arbre. Elle se passe trois jours après la manifestation, le 28 mai 1919, premier anniversaire de la Semaine sanglante après la fin de la guerre. Par la plume d’Élie May, l’Association fraternelle des amis de la Commune, émet le vœu de perpétuer la date de la signature définitive de la paix, c’est-à-dire du traité de Versailles, qui aura lieu le 28 juin, par la plantation d’un arbre de la liberté au pied du mur, reliant ainsi

l’héroïsme des républicains patriotes de 1871 révoltés par la défection et l’incurie des dirigeants bourgeois […] à l’héroïsme de ceux qui ont combattu pour la liberté.

L’amalgame ne fut pas critiqué par l’architecte, qui se contenta de noter l’imprudence qu’il y aurait à planter un arbre si près d’un mur de soutènement. Il n’y eut pas d’arbre de la liberté.

La manifestation de 1920 eut lieu le 30 mai. Même la pluie était avec les manifestants,

… au moment où les derniers groupes défilent devant le mur tragique un nuage qui passe épanche une brève rosée…

écrivit (poétiquement) L’Humanité du lendemain. Il dut pleuvoir aussi sur la manifestation pour la fête de Jeanne d’Arc, qui avait lieu le même jour.

Si, si!

C’est donc aussi l’histoire de la fête de Jeanne d’Arc. Au XXIe siècle, la fête de Jeanne d’Arc semble tomber le 1er mai, ce qui permet de lui organiser une manifestation concurrente à celle de la fête des travailleurs. Sans doute l’Église catholique a-t-elle changé la date de cette fête. En 1909, par exemple, elle eut lieu le 17 mai.

Messieurs les royalistes ont profité des fêtes de Jeanne d’Arc, victime des traîtres de l’Église et de la Noblesse, pour arborer le drapeau blanc […] nous, socialistes, nous saurons mettre le nôtre au vent […] Pourquoi cette démonstration n’aurait-elle pas lieu tout de suite, à l’occasion de la manifestation traditionnelle au Mur des Fédérés?

put-on lire dans le journal socialiste L’Humanité le lendemain (ce retour en arrière pour nous rappeler que les drapeaux rouges étaient encore interdits dans la rue, jusqu’en 1911). Le 31 mai 1920, le même journal socialiste publia, en même temps que ses articles sur la manifestation du Père Lachaise, une caricature représentant, sous le titre

En revenant de la manifestation Jeanne d’Arc,

des patrons portant des couronnes à Galliffet. En ces temps où les socialistes manifestaient le dernier dimanche de mai, la fête de Jeanne d’Arc,

Pauvre Jeanne d’Arc, bonne fille du peuple!

(s’exclama Le Populaire) était célébrée par une manifestation (de droite) le même jour…

La verve anti-« curés » ne se tarit pas. La voici à l’œuvre, dans l’histoire de la manifestation du 29 mai 1921. Ce pourrait être, au début, l’histoire de n’importe quelle « montée au Mur », on entre par la porte principale du cimetière, en bas, face à la rue de la Roquette, on monte dans le cimetière, on passe devant le mur des Fédérés et on sort, en haut, vers la place Gambetta. Mais ce jour-là, celui où se passe cette histoire, passe justement par là, en haut, un patronage catholique avec clairons et drapeaux tricolores. Est-ce une provocation, se demande-t-on? Pour en avoir le cœur net, on crie:

Hou! Hou! La calotte!

À quoi les autres répondent:

À bas les rouges!

L’affaire est donc claire. Cette provocation catholique est suivie, fatalement, par une bagarre, et par une intervention musclée des flics. Ernest Lafont, député de la Loire, est assommé. L’Humanité du lendemain dresse la liste de ces sombres brutes, avec leurs numéros d’agents de police.

Ceux des lecteurs qui auront cliqué sur le lien n’auront pas manqué de voir le gros titre du journal, que je livre aussi aux autres:

Soixante mille manifestants!

Jamais, depuis quarante ans, a dit Camélinat, la manifestation n’avait été aussi grandiose.

C’était la première « montée au Mur » après le congrès de Tours qui avait vu en 1920 une grande scission du Parti socialiste. Le vieux communard Zéphirin Camélinat était resté avec la majorité du parti, qui adhérait à la Troisième Internationale (communiste), il avait partagé les actions de L’Humanité entre les deux partis en fonction des résultats obtenus et donné les siennes propres au Parti communiste. Ainsi le journal de Jaurès était devenu un journal communiste. Et Camélinat, d’

orgueille du pays

(qu’il était déjà depuis 1887 dans la très populaire chanson  Le Grand metingue du Métropolitain) devenait ainsi l’

orgueille du Parti

(avec tout mon respect au citoyen Camélinat).

C’est l’histoire d’une couronne. Une de celles qui furent accrochées au mur au cours de la manifestation du 27 mai 1923. Quarante-six élèves de l’École normale supérieure s’étaient cotisés pour celle-là. Qui étaient ces élèves? Des membres des « promotions » entrées dans cette école en 1922, 1921, 1920, peut-être même 1919, année où l’on avait intégré pas mal de « démobilisés ». Quelques noms connus. Non, pas Paul Nizan, pas encore. Aucun des gourous, Sartre, Aron, non plus. Quelques noms connus, mais qui? Le philosophe Georges Cogniot, ça ne fait pas de doute. Peut-être Pierre Brossolette ou même Vladimir Jankélévitch. Quarante-six en tout cas, c’est énorme. En 1924, il y eut aussi une couronne, les élèves qui en étaient responsables étaient trente-huit.

C’est une histoire de fleurs. Le coquelicot, qui est, depuis 1919, le symbole du journal socialiste Floréal, et que les Jeunesses socialistes décident d’utiliser comme marque spécifique et de vendre pendant la manifestation (socialiste) de 1924. Il s’agit de se démarquer de l’églantine, à laquelle les communistes restent fidèles. Un coquelicot n’a rien d’une immortelle et il est difficile de croire au réalisme de cette histoire.

Et il y eut (au moins) deux manifestations cette année-là (1924) — deux dates de manifestations, plus exactement.

Le 18 mai, la manifestation de la SFIO (parti socialiste). Le Populaire (qui était devenu organe de ce parti), écrivit:

Sans doute nous étions loin de ces cohortes imposantes qui défilaient des heures aux temps joyeux de l’unité ouvrière.

Ce peu de participation fut aussi noté — de façon moins nostalgique — par L’Humanité:

Le défilé socialiste a duré exactement quatre minutes et demie.

Le 25 mai, la manifestation du Parti communiste. L’Humanité du lendemain annonçait quatre-vingt mille manifestants, euh… « prolétaires », et titrait

Jamais la manifestation de la Commune ne fut plus nombreuse et plus imposante

— déjà vu, non? toujours plus…

Le Populaire se contenta d’un petit entrefilet en deuxième page, sans estimation du nombre de participants, mais signalant que le défilé avait commencé à deux heures et demie est s’était poursuivi « une grande partie de l’après-midi ». Et, bizarrement:

Aucun incident n’est signalé. Les manifestants se contentent de crier: « Vive la Commune! Vive l’amnistie! » et de chanter les hymnes révolutionnaires.

A l’issue de la manifestation, cinq arrestations ont été opérées, dont quatre maintenues.

Pas d’incident et des arrestations? Eh oui! L’Humanité nous l’a dit:

Un petit groupe anarchiste a occasionné l’incident traditionnel de la place Gambetta.

On n’en était plus aux anarchistes qui étaient « des citoyens comme tout le monde » en 1914 et dans l’article précédent.

26 mai 1925. Les Italiens chantent Bandiera rossa, la démonstration a le caractère d’une ardente protestation contre la guerre au Maroc. Mais c’est quand même un hommage à la Commune, ou à ce que l’on pense avoir été la Commune.

Et il y a encore des vétérans. C’est donc l’histoire d’un banc. Il n’y avait jamais eu de banc. Mais en 1925, les anciens Communards vivants commençaient à avoir un âge respectable. Le jour de la montée au mur, on installa donc un banc devant le mur pour que les vieux communards puissent s’asseoir. L’histoire dit aussi que Camélinat est resté debout, ainsi que Thenard et sa femme « qui elle aussi fit la Commune ».

Les vétérans de la Commune, dans L'Humanité du 31 mai 1926
Les vétérans de la Commune, dans L’Humanité du 31 mai 1926

C’est aussi l’histoire des groupes antifascistes que le Parti communiste forme dès 1926. Leur légitimité leur est acquise par un défilé en uniforme devant le Mur, au cours duquel ils sont adoubés par Camélinat, qui leur remet leur drapeau.

Je m’arrêterai pour cet article à la manifestation (communiste) de cette année 1926, qui eut lieu le 30 mai, et à une dernière petite histoire. Celle d’un vieillard qui s’est détaché du cortège de la manifestation, c’est le 30 mai 1926, et, debout devant le mur, il y a Zéphirin Camélinat, oui, debout, et fidèle au poste, même si vieillard lui aussi, puisqu’il a quatre vingt-six ans, et le premier vieillard, celui dont c’est l’histoire, qui est quand même moins vieux, peut-être soixante-cinq ans comme on pourra calculer, serre la main de Camélinat et s’écrie:

Pupille du 84e de marche! J’ai levé ces pavés en 71!

… pour le plus grand bonheur du journaliste de L’Humanité, qui raconte l’histoire en précisant que le vieillard, qui était un enfant en 1871, avait fait le coup de feu sur les barricades avec les grands.

*

Le dessin de couverture de cet article est paru à la une de L’Humanité le 25 mai 1919, jour de la manifestation. Le journal publiait, au-dessus, Le Mur voilé, d’Eugène Pottier (que l’on peut lire aussi dans cet article), et à gauche, un extrait de La Guerre civile en France.

Si j’ai utilisé essentiellement L’Humanité (et un peu Le Populaire) pour écrire cet article, ce n’est pas seulement parce que c’est facile (grâce à Gallica). La « couverture médiatique » de l’événement « Mur » par ces journaux correspond aussi à l’appropriation de la mémoire de la Commune par les partis socialiste puis communiste à l’époque.

Livres et articles cités ou utilisés

Lénine (Vladimir Ilitch), L’État et la révolution, Éditions sociales (1967).

Marx (Karl)La Guerre civile en France, adresse à l’Internationale, 30 mai 1871, Édition nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Éditions sociales (1972).

Rebérioux (Madeleine)Le mur des Fédérés, Les lieux de Mémoire La République (dir. Pierre Nora), Gallimard (1984).

Tartakowsky (Danielle)Nous irons chanter sur vos tombes Le Père-Lachaise XIXe-XXe siècle, Collection historique Aubier (1999).