Résumé des épisodes précédents:

Nous avons vu Victor et Anna Jaclard se marier le 27 mars sous la houlette de l’ami Malon, et certainement en présence de Sofia, la sœur d’Anna, et de Vladimir Kovalevski, le mari de Sofia. Vladimir était une sorte de passeport vivant pour Sofia, nous le savons. Vladimir et Sofia avaient quitté Paris le 12 mai, nous l’avons dit, comme nous avons dit qu’Anne-Charlotte Leffler avait « raconté les souvenirs de Sofia », pas toujours de façon très claire, vingt ans après — et après la mort de Sofia. Nous savons qu’Anna a été nommée, à la toute fin de la Commune, avec André Léo et plusieurs autres femmes, dans la commission qui devait s’occuper de l’enseignement des filles. Et que, le 25 mai, Victor était en pleine bataille sur le boulevard Voltaire.

Et voici une nouvelle occasion pour Vladimir de servir de passeport — et pour Anne-Charlotte de tout mélanger.

Victor Jaclard a été arrêté en juin. Puisque nous l’avons laissé boulevard Voltaire avec Vermorel: ils ont appris qu’ils étaient dénoncés, ont quitté le boulevard Voltaire, ont trouvé un autre abri où ils ont été arrêtés, il a réussi à se faire passer pour un pharmacien qui soignait Vermorel et à échapper à cette première arrestation, mais il a été reconnu et arrêté dans la rue quelques jours plus tard.

Il s’est retrouvé à la prison des Chantiers à Versailles.

Je ne sais pas si Anna elle-même a été immédiatement recherchée, inquiétée. À part la commission sur l’enseignement, son nom était peu apparu. Pourtant elle a été condamnée, aux travaux forcés à perpétuité, le 29 décembre 1871, par contumace heureusement et sous un prétexte de droit commun.

Mais nous sommes en juin. Elle a appelé Sophie à son secours, ou plutôt au secours de Victor. Sophie et Vladimir sont donc revenus à Paris le 10 juin et ils ont, à leur tour, appelé les parents des deux jeunes femmes à l’aide.

Ceux-ci sont arrivés de leur Russie en juillet.

Peut-être Anna a-t-elle été d’abord « exfiltrée » vers l’Angleterre, je ne sais pas.

Sophie, Vladimir, et les parents Korvin-Kroukovskoï, ont passé l’été à Paris. Je doute qu’ils y aient fait du tourisme.

Ici se place un nouvel élément Anne-Charlottesque des plus invraisemblables. Anne-Charlotte commence par écrire que, lorsqu’Anna avait appelé Sophie à son secours, Jaclard était arrêté et condamné à mort. Aucun procès n’avait eu lieu, aucune condamnation prononcée (ici il faut excepter les cours martiales dont les condamnations et les condamnés étaient immédiatement exécutés).

Malgré cette flagrante inexactitude, les autres ont répété (copier-coller, encore, toujours, déjà).

Thiers lui-même aurait, toujours d’après Anne-Charlotte, reçu les parents et indiqué le moyen de l’évasion… Difficile à croire! Victor Jaclard aurait réussi à se glisser hors du rang de prisonniers pendant leur passage dans un (ou à proximité d’un) lieu où se tenait une exposition. L’idée que les communeux prisonniers à Versailles, des gens dangereux comme Jaclard, aient été transférés sans plus de précautions est très étonnante.

Un autre roman (le mot « roman » désigne aussi une histoire inventée de toutes pièces, je n’y peux rien) — sur les hommes de la Commune — dont il semble à peu près sûr qu’il a été écrit avant le 25 août 1871, affirme:

Fait prisonnier, Jaclard retomba dans un profond désespoir et, outré jusqu’au bout, essaya de se pendre dans sa prison. Il est à Versailles.

Ce qui ne prouve malheureusement rien: le même ouvrage donne pour morts des communards bien vivants, prétend savoir que tel ou tel est en Allemagne alors qu’il est à Londres, etc.

C’est une version plus vraisemblable de l’évasion de Jaclard que je vais présenter ici.

On trouve la date approximative de son évasion dans une source assez bien informée. Engels écrit à Wilhelm Liebknecht, dès le 4 novembre 1871:

Sans doute sais-tu que Jaclard — un des meilleurs — qui s’est évadé de prison en compagnie d’Okolowicz, a réussi à gagner Berne.

D’Okolowicz (encore un officier communard d’origine polonaise), il est établi qu’il s’est évadé le 29 septembre, déguisé, grâce à une de ses sœurs, à un pantalon garance et à un képi de lieutenant, en officier des troupes régulières. Pourtant, Okolowicz s’est évadé seul. Il est possible qu’Engels ait mal compris une information arrivée sous la forme

Okolowicz et Jaclard se sont évadés.

Il resterait que les deux se sont évadés à peu près à la même date.

Un ami de Jaclard, Paul Martine, raconte que, à la visite, prisonniers et familles étant séparés par une corde, Jaclard aurait emprunté le permis de visite utilisé par sa mère et se serait glissé sous la corde. Elle serait sortie malgré l’absence de laissez-passer, et lui serait sorti aussi, malgré le fait que son laissez-passer portait le nom d’une femme.

Une version du même genre quoique un peu moins précise se trouve dans les souvenirs du journaliste Edgar Monteil, qui était aux Chantiers lui aussi. Jaclard aurait feint d’être un visiteur voulant voir un prisonnier et se serait fait jeter dehors. Monteil n’est pas très sûr lui-même de l’histoire mais place l’évasion de Jaclard

au lendemain de celle d’Okolowicz.

Il y a enfin une version précise et assez fiable, due à Pain et Tabaraud, publiée dans L’Intransigeant en août 1880 (une série d’articles que j’ai déjà mentionnée) — et que Jaclard n’a pas contestée. La visiteuse n’était pas la mère mais la sœur de Jaclard, elle était venue accompagnée de son mari, qui n’était pas entré mais avait donné sa permission à sa femme. Jaclard prétend vouloir voir Jaclard et se fait jeter dehors, il sort avec sa sœur et la permission de son beau-frère… Toute l’affaire repose sur le fait que Jaclard était en civil — il avait été arrêté en civil. Confirmation de la fin septembre.

Le fait que les parents d’Anna et Sophie soient restés à Paris jusqu’au 5 octobre colle avec la date de cette évasion.

J’ajouterais bien un peu de trouble: sœur ou belle-sœur? Sophie? Permission de Vladimir? Très vraisemblable, non? D’autant plus que je lis dans le Dictionnaire de Bernard Noël (mais je n’ai pas identifié sa source):

Son beau-frère réussit à le faire échapper de la prison des Chantiers, à Versailles, le 1er octobre.

Quant à Jaclard, qui a accepté en 1897 de répondre aux questions de Félix Fénéon pour la Revue Blanche, il a parlé beaucoup de Vermorel, et donc un peu de son arrestation (ce que j’en ai dit plus haut vient de ce texte). De son évasion il a seulement dit:

Quatre mois après, je m’évadais de la prison du Chantier à Versailles.

Il est en effet arrivé en Suisse, où il a retrouvé Anna, grâce au passeport du mari de Sophie.

*

Un timbre soviétique de 1952, voilà tout ce que j’ai trouvé comme photographie du « passeport », biologiste et paléontologue.

Je remercie Jean-Pierre Bonnet, encore une fois, pour son aide pendant que j’essayais de trouver une alternative raisonnable au roman impossible d’Anne-Charlotte.

Livres et articles utilisés

Leffler (Anne-Charlotte)Biographie de Sonia Kovalevskaïa, traduction française (1895).

Enquête sur la Commune, La Revue Blanche, tome 12. Réimpression de 1968 (Genève, Slatkine)

Delion (Paul), Les Membres de la Commune et du Comité central, Lemerre (1871).

Marx (Karl) et Engels (Friedrich)Correspondance, Éditions sociales (1985).

Martine (Paul), Souvenirs d’un insurgé, la Commune 1871, Perrin (1971).

Monteil (Edgar), Souvenirs de la Commune, Charavay frères (1883).

Pain (Olivier) et Tabaraud (Charles)Les évadés de la Commune, série d’articles dans L’Intransigeant (1880).

Noël (Bernard)Dictionnaire de la Commune, Flammarion (1978).