Il y a un gros dossier « Courbet » aux archives de la Préfecture de police. Je ne suis évidemment pas la première à le consulter. Au point que ce dossier Courbet contient même des documents… sur le dossier Courbet. Dont un très bel article, déjà un peu ancien (1981) d’Henriette Bessis. J’aurais bien sûr pu le lire dans une bibliothèque, mais je l’ai lu là.

Elle écrit, d’emblée:

Non, Courbet n’est pas « mort » en 1873, mais bien comme le certifie son acte de décès, en 1877. La publication de quelques documents policiers à la poursuite de Courbet pendant les quatre dernières années de sa vie, pourra, je le souhaite, restituer une figure bien vivante de cet homme.

Son article montre en effet — grâce aux informations contenues dans le dossier (BA 1020) — que Courbet a vécu assez sereinement, c’est-à-dire lucidement et activement, les dernières années de sa vie, même s’il était malade — après les innommables mais douloureuses hémorroïdes, l’imprononçable cirrhose noyée dans la vague hydropisie — et même s’il était furieux contre l’infâme condamnation (payer la reconstruction de la colonne Vendôme) dont il était victime.

Si Courbet est atterré par l’arrêt qui le condamne, s’il a décidé de faire appel, il n’est pas « détruit ». Il continue à peindre, à voyager par tout le pays [la Suisse].

Le dossier lui-même, celui qu’a vu Henriette Bessis, comporte, majoritairement, des coupures de presse. Beaucoup de policiers ont été employés à découper des articles et à les coller sur des feuilles de papier destinées à enrichir les dossiers. Il serait malhonnête de ne trouver que ridicules ces revues de presse: si elles n’ont pas été utilisées par la police, elles sont bien utiles… aux historiens, d’autant plus que certains journaux sont plutôt difficiles à trouver aujourd’hui.

Mais il comporte aussi des rapports de policiers — de celui qui a arrêté Courbet le 7 juin 1871, par exemple — et de mouchards.

Des rapports de police, signés soit d’un chiffre (3 ou 5) soit d’un seul prénom, Ludovic, soit du nom de Verrières, il ressort que la police française était omniprésente, et que ses indicateurs étaient infatigables, zélés et vraisemblablement bien introduits dans ce milieu bouillonnant.

Oui, les indicateurs sont bien introduits, le milieu bouillonnant dont parle Henriette Bessis est celui de la proscription communaliste, à Genève, Lausanne, La Chaux-de-Fonds, Vevey… et les indicateurs sont des proscrits, des amis, qui participent aux réunions et aux discussions de café, au cours desquelles on prépare des journaux, la commémoration du 18 mars… et qui, rentrés chez eux, écrivent leurs rapports et les envoient à Monsieur Lombard à la Préfecture de police: ils ont besoin d’argent. « Ludovic », par exemple, qui écrivait au moins une fois chaque jour, emplissant ainsi des cartons et des cartons d’archives, s’appelait François Josselin, c’était un internationaliste de Montmartre, il avait participé à la Commune, était condamné à mort (par contumace), militait activement à la « Section de propagande » à Genève. De même, n°5 était un opticien et communard dénommé Louis Poirier. J’ai déjà parlé de Louis Chalain, n°20.

Je ne sais pas si Henriette Bessis avait regardé tous les dossiers d’archives consacrés à la proscription communaliste en Suisse ou seulement le dossier Courbet. Voici une information qui sûrement lui aurait fait plaisir et que je n’ai pas vue dans le dossier Courbet (ce qui ne garantit pas qu’elle n’y est pas). Nous sommes à Genève le 20 janvier 1877 (et même déjà le 21), on a assisté à une soirée musicale et dramatique et surtout au tirage des cent quatre-vingt-treize lots d’une tombola, dont les profits iront aux proscrits indigents. Le public est parti, il est tard:

À 3 heures du matin, on se mit à table jusqu’à 5 heures, on parla de la tombola dont le succès était inespéré, puis, comme Courbet était resté, on parla un peu de la colonne, ce qui procura à Courbet le plaisir de dire qu’il n’avait jamais pensé devenir un jour propriétaire d’un immeuble au milieu de la place Vendôme.

C’était une contribution de « Ludovic » à la figure bien vivante de Courbet.

Il y a aussi un n°6. Contrairement aux précédents, celui-là est à Paris. Le voici dans une brasserie:

Courbet, malgré son état de santé, fréquente encore la brasserie le Gaulois rue Montmartre. Il s’y rencontrait hier avec Puissant, Carjat et Gérard, y parlait de la certitude de sa nomination au conseil municipal s’il voulait afficher seulement deux lignes.

Nous sommes revenus le 24 avril 1872, il est question d’une éventuelle candidature de Courbet à une élection municipale partielle à Saint-Ambroise, dans le onzième arrondissement. Il s’agissait de remplacer Jules Mottu. Étienne Carjat était un photographe bien connu, Gustave Puissant était journaliste, il avait travaillé avec Vallès, puis à La Marseillaise, il était sans doute, par exemple, l’auteur de l’article sur l’exposition en faveur des femmes du Creuzot que j’ai cité dans un article précédent.

Gustave Courbet, par Étienne Carjat, National Portrait Gallery

Lisant ce rapport de mouchard, on imagine n°6 caché derrière son journal, à la table voisine, écoutant la conversation des trois amis.

Eh bien… ce n’est pas tout à fait ça.

Laissons-le envoyer d’autres informations — Courbet va partir pour Salins (dans le Doubs) — et d’autres commentaires — sa cervelle se détraque — glanés probablement ce soir-là. Quelques jours plus tard, au café Fromentin, n°6 apprend que finalement Courbet ne partira que lorsque sa sœur aura terminé ses démarches pour récupérer les papiers saisis chez lui. Encore une conversation de café…

Revoici le même n°6, quatre ans après. Les choses vont s’éclaircir. Le rapport est daté du 18 mars 1876.

Voici à peu près textuellement un passage d’une lettre dont on parlait hier, adressée de Courbet à son ami Puissant: « Je viens d’écrire une adresse aux députés et sénateurs. Cette adresse est à l’imprimerie; dès que j’en aurai des exemplaires je vous les ferai parvenir. Il s’agit du procès que le gouvernement m’intente pour la troisième fois, j’y parle aussi de l’amnistie, vous verrez. »

Eh non, n°6 n’était pas à la table à côté, il était à la table même de Courbet au Gaulois et au café Fromentin, il ne lisait pas les lettres adressées à d’autres mais il transmettait simplement celles qu’il recevait.

Gustave Puissant était un journaliste et un ami de tous, et il renseignait la police sur ses amis depuis l’Empire. À sa mort dans un asile de vieillards en 1908, Jules Claretie le baptisa « L’Homme sans nom » et écrivit un article à son sujet dans Le Temps. Maxime Vuillaume publia alors un très chaleureux article à la une de L’Aurore, que je ne vois pas de raison de recopier puisque vous pouvez le lire sur Gallica en cliquant simplement ici, cela s’appelle L’Aurore et c’est le 30 novembre 1908.

Dans cet article, je relève la phrase

Je me renseignai de mon mieux, et je renseignai à mon tour ce brave Puissant, qui, peut-être…

C’était en mai 1873. Puissant avait demandé à Vuillaume des renseignements sur les conspirations, bombes, complots… et celui-ci lui avait gentiment répondu. Ainsi, le 31 mai 1872, n°6, de Paris, donnait en effet communication à la Préfecture de police d’une lettre de Maxime Vuillaume à son ami Puissant… Il correspondait de même avec Arthur Arnould.

*

Mais ceci un article sur Courbet.

Le tableau utilisé en couverture de cet article évoque un des sujets d’inquiétude de la police parisienne pendant les années 1870. On lit des rapports de police sur « Une femme vue de dos », que des passants s’arrêtent pour regarder, à la devanture d’un magasin, 46 rue Notre-Dame de Lorette (14 mai 1872), mais le plus beau est le rapport de police sur un tableau que l’on peut voir chez Destrimont, 27 rue Laffitte. C’est notre cher Figaro qui a révélé ce scandale dans un article insinueux (cliquer pour agrandir).

Le Figaro, 25 décembre 1872
Le Figaro, 26 décembre 1872

Comme les bons informateurs de M. Lombard, l’auteur ne signe pas son nom mais « Le Masque de fer ». Allez, juste pour rire, la description du policier (je ne peux pas lire sa signature, mais c’est un policier officiel):

La passion répandue sur les traits des deux femmes et leur posture ne trompent personne: le peintre a évidemment voulu représenter deux tribades.

Au moins j’ai appris un mot. Le tableau en question était sans doute « Vénus et Psyché », bien que Le Figaro ait parlé du « jardin secret d’un grand seigneur étranger ».

*

J’ai choisi le tableau, « Le Sommeil », exécuté pour Khalil-Bey (commanditaire de L’Origine du monde) en 1866, qui aurait pu attirer les mêmes commentaires. En soutien à la belle campagne d’affiches de prévention du ministère de la santé contre le sida (novembre 2016), je dédie cette image aux figarotiers et autres amis de l’ordre, de l’ordre (moral) pour tous, etc., de tous les temps.

La photographie de Courbet par Carjat date des années 1870, peut-être d’un de ces jours de 1872 où les deux amis buvaient au Gaulois avec leur ami Puissant. Elle se trouve à la National Portrait Gallery à Londres.

J’ai utilisé le dossier Courbet BA 1020, le dossier Arnould BA 936 et les dossiers sur la proscription communaliste à Genève BA 431 et 432 aux Archives de la Préfecture de police. Je remercie ce service de son accueil.

Livres et articles cités, ou utilisés, ou les deux

Bessis (Henriette), Courbet en Suisse surveillé par la police française, Gazette des Beaux-Arts (octobre 1981).

Vuillaume (Maxime)Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).