Le Peuple est le premier quotidien dont Vallès est rédacteur en chef.

Il ne dure que quinze jours, du 4 février au 18 février 1869.

Il a été préparé par Vallès pendant sa détention dans la prison de Sainte-Pélagie, du 28 novembre 1868 au 29 janvier 1869 (il était condamné pour « excitation à la haine et au mépris du gouvernement » dans un de ses articles).

Comme La Rue, c’est un journal littéraire: Vallès n’a pas pu réunir les 37 500 francs du cautionnement nécessaire pour un journal politique.

L’équipe du Peuple réunit des journalistes qui avaient collaboré à La Rue (Henry Bellenger, Georges Cavalier, Pierre Denis, Francis Enne, André Gill, Gustave Maroteau) et d’autres (Georges Duchêne et Charles Longuet, notamment).

Le journal est menacé dès son origine parce que le titre est déjà pris, par Clément Duvernois. Au moment où celui-ci attaque Le Peuple, le gérant est poursuivi pour publication d’articles politiques, deux de Georges Duchêne et un de Pierre Denis, ce dernier portant le très littéraire titre « Le Socialisme ». Le journal se saborde.

Il est suivi par Le Réfractaire, un quotidien qui n’a que trois numéros, les 10, 11 et 12 mai 1869, puis par Le Corsaire littéraire, un hebdomadaire qui a lui aussi trois numéros, les 2, 9 et 16 octobre 1869 avant de devenir Le Corsaire (tout court), lui aussi pour trois numéros, les 13, 20 et 27 novembre 1869.

Le premier numéro du Peuple s’ouvre par une déclaration d’intentions du rédacteur en chef, que voici;

Le Peuple

Cet homme à peau de bête, coiffé comme un pendu, que la pluie glace, que la vapeur brûle, debout sur la locomotive, coupant le vent, avalant la neige, mécanicien, chauffeur, c’est le Peuple!

L’animal qui, là-bas dans les champs, redresse son échine cassée et levant son cou maigre aux muscles tendus comme des cordes, regarde d’un œil terne le wagon qui s’enfuit, le paysan brun comme une feuille de vigne ou blanc comme une rave, c’est le Peuple!

Ce barbu aux épaules larges, à chapeau de goudron, qui, sur la rivière muette, mène dans le courant le radeau de bois noyé, seul entre le ciel et l’eau, le flotteur mouillé jusqu’au ventre et perclus jusqu’au cœur, c’est le Peuple!

Ce mineur qui vient, la lampe accrochée à son front, traverser la chambre du feu grisou, et qui est resté l’autre jour enfoui dix heures sous un éboulement — on ne voyait que ces grands yeux blancs dans le trou noir, — ce mineur, c’est le Peuple!

Ce couvreur qui tombe du toit comme un oiseau mort, ce verrier dont la vie fond avec le verre dans le brasier, ce tourneur que la poussière de cuivre étouffe, ce peintre que la céruse mord, ce mitron, pâle comme sa farine, c’est le Peuple!

Il suffit à tout, contre l’eau, le vent, la terre et le feu, ce peuple héroïque et misérable!

C’est de ce peuple là que nous allons parler.

Jules Vallès

*

Vallès était si content de cette description du Peuple qu’il la réutilisa dans un article intitulé « Aux lecteurs », dans le numéro du Cri du peuple daté du 13 janvier 1884:

Pas de préface nouvelle.

Notre journal ne coûtera qu’un sou, afin que les pauvres puissent l’acheter: c’est pour eux que nous écrivons.

Si les bourgeois victimés ou déclassés ne veulent pas être des nôtres, tant pis! Nous visons à entrer profond dans le cœur de la foule en habits de travail.

Il y a longtemps que j’ai dit quels sont ceux qu’il faut aimer et défendre.

Cet homme à peau de bête…

— et il reprit l’article ci-dessus, in extenso.

Quelques commentaires irrésistibles — je n’y résiste donc pas:

  • pour les amateurs de Vallès: bien sûr qu’il y a un paysan dans le peuple auquel il pense,
  • pour les amateurs de « mythes », ceux qui n’ont pas manqué de voir la belle gueule de Gabin sur sa Lison en lisant la description du mécanicien (je reconnais que je les y ai aidés, mais je n’ai pas résisté non plus): La Bête humaine, de Zola, ne paraîtra que vingt et un ans plus tard (1890) — pour Gabin il faudra attendre 1938…
  • pour les amateurs de « mythes », ceux qui ont pensé à Germinal (1885) à propos du mineur: un des premiers journalistes à descendre au fond d’une mine et à écrire un reportage à ce sujet, fut Jules Vallès en 1866 (voir ses « Au fond d’une mine » dans Le Figaro du 16 novembre et du 17 novembre 1866), dix-neuf ans avant Germinal — d’autre part, le roman Sans Famille, de l’ami Hector Malot, que l’on peut trouver nunuche, met en scène un accident dans une mine, sept ans avant Germinal. Et je ne parle pas des Indes noires de Jules Verne en 1877.
  • pour les amateurs de Zola qui auraient pensé à L’Assommoir à propos du couvreur de Vallès: ce roman n’est paru qu’en 1877. De toute façon, la conception qu’avait Zola du « peuple » a peu de rapports avec ce que Vallès écrit là!
  • à tous ceux et celles qui ont l’impression qu’il manque un petit quelque chose dans cette description, je demande de patienter quelques jours, je leur réserve un bel article de Maroteau… dans Le Peuple,
  • pour les amateurs de rhétorique: la figure de style utilisée est une épiphore.

Nous avons acheté une reproduction des numéros du Peuple, qui sont désormais en ligne (avec leurs sommaires), sur le site archivesautonomies.org, en cliquant ici.

D’autres articles du Peuple sur ce site: deux articles de Chemalé, un article de Maroteau, des extraits du livre de François Pardigon sur juin 1848, ici,

Livres cités

Zola (Émile), L’Assommoir, Hetzel (1877), — Germinal, Hetzel (1885), — La Bête humaine,  Hetzel (1890).

Malot (Hector), Sans famille, Dentu (1878).

Verne (Jules), Les Indes noires, Hetzel (1877).